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Le réveil de la vouivre
26 décembre 2019

chapitre 2

 

 

Jean Capdeplat observait son beau frère, d'un oeil amusé et envieux. Jacques Peyragude était âgé de soixante deux ans comme lui, mais il montrait dans ses gestes une vivacité qui lui en faisaient paraître dix de moins. Ce trop plein d'énergie était une marque de famille qu'il partageait avec Jeanne sa soeur.... Jeanne qui les avait quittés cinq ans plus tôt, fauchée par un chauffard ivre à la sortie d'Ostabat.

Comme tous les dimanches depuis la disparition de Jeanne, les deux hommes dînaient ensemble. Et comme tous les dimanches, ils se disputaient.... Dispute était peut être un mot trop fort pour évoquer leurs joutes oratoires dont le sujet, toujours le même, était l'avenir de Cécile, la fille de Jean que Jacques, célibataire, considérait comme sa propre enfant.

 

Tous deux étaient assis devant la grande cheminée de pierre où crépitait un feu aux flammes légères, ils sirotaient de la liqueur d'étoiles, un alcool à base d'herbes sauvages dont la famille Capdeplat gardait jalousement le secret depuis la nuit des temps. Les deux hommes se ressemblaient étrangement, même teint clair, même silhouette fluette, mêmes yeux bleus très pâles.... Ils étaient habillés de façon identique, de vêtements de laine brune, et portaient tous les deux un ridicule bonnet de laine rouge qui rendait leur ressemblance troublante. Leurs pieds étaient nus en dépit de la fraîcheur des dalles de pierre couvrant le sol.

 

Jacques se leva d'un mouvement vif et s'approcha de la cheminée. Il carressa du bout des doigts le linteau de calcaire gris sur lequel était gravé un entrelacs de signes étranges qui ressemblaient à des runes nordiques.

De sa canne en néflier il tapota les runes en les traduisant à voix haute.

  • " Le chemin d'étoiles est le chemin de la connaissance" ... Cécile vient d'avoir vingt trois ans. Elle doit débuter son initiation.

  • Nous n'allons pas encore revenir la dessus – répondit monsieur Capdeplat en levant les yeux au ciel.- Laisse la finir ses études. Elle aura bien le temps après, nous sommes en 2005, dans trois ans elle aura tous ses diplômes. D'ici là nous aurons le temps de la préparer tranquillement.

Le vieil homme fixa la canne de son beau frère en fronçant les sourcils.

  • Tu as perdu un ruban de maîtrise ?

Jacques fit tournoyer sa canne un instant, puis s'arrêta net. D'un ton qui se voulait léger il répondit.

  • Je l'ai passé dans l'anneau de mon « abraxas » pour en faire un pendentif que j'ai offert à Cécile pour son anniversaire dimanche dernier...

  • Non !

Jean Capdeplat s'était redressé brusquement. Jacques le fixa l'air inquiet, puis il lança sur un mode télépathique.

  • Qu'est ce qu'il t'arrive ? .... Ne me dis pas que toi aussi ...

La réponse fusa sur le même mode.

  • Si ! ... Elle ne peux pas avoir deux « abraxas » ...

    Un petit sourire apparut sur les lèvres de Jacques.

  • D'autant que je ne suis pas certain notre initiative soit appréciée par tout le monde. Tu lui as donné il y a longtemps ?

  • Je l'ai fait monté sur une broche pour son anniversaire ... mais elle est mon héritière, c'est ma fille !

  • Elle est aussi ma nièce Jean et ma seule héritière à moi aussi ... ce n'est pas grave, on lui expliquera tout dimanche prochain et on lui demandera quelle voie elle veux choisir... celle des oies ou celle des mésanges.

    Jean se renfrogna en se tassant dans son fauteuil.

  • Les mésanges bien sûr ... elle a choisi l'architecture...c'est bien un métier de « bâton » ...

    D'une voix doucereuse son beau-frère ajouta.

  • Elle étudie aussi l'histoire et c'est plutôt « denier » ça !

  • Mouais ! Ben on verra...

 

Des aboiements aigus retentirent dans le jardin. Jean Capdeplat sursauta et lança mentalement un rappel à l'ordre sévère à Phébus, son berger des Pyrénées. Le petit chien s'en prenait parfois aux jeunes gens qui regagnaient le camping du village après avoir fait la fête à Peyreroade. Il courait comme un fou le long de la clôture... C'était un jeu ! Mais cette fois, les aboiements avaient une tonalité différente, l'animal avait peur.

Le vieil homme réajusta son bonnet de laine rouge et, d'un pas pesant, se dirigea vers la porte.

  • Il ne répond pas ...Je vais voir ce qui l'énerve comme ça et je vais en profiter pour fermer l'atelier.

Jean Capdeplat semblait fatigué. À chaque pas il marquait un arrêt comme s'il cherchait l'énergie nécessaire pour avancer dans le contact de son pied nu avec les dalles de pierre. Un vague pressentiment lui serrait l'estomac.

Phébus aboyait de plus belle. L'aboiement se transforma en couinement de douleur. Jacques gronda d'une voix sourde.

  • Je viens avec toi, je n'aime pas ça.

Il s'était précipité vers la porte qu'il ouvrit d'un geste vif, Jean le suivit en grommelant. La lune éclairait la verrière de l'atelier d'une faible lumière bleutée. Les yeux des deux hommes luisaient d'un éclat phosphorescent...

 

Un bruit sourd retentit dans l'obscurité. Jacques s'effondra dans les bras de son beau-frère.

  • Jacques ! Jacques, réponds moi ....

Jean Capdeplat sentit un liquide poisseux couler entre ses doigts. Il plissa les yeux, l'aura de son beau frère déclinait rapidement. Les nuances or et safran disparaissaient une à une, laissant place à une vilaine couleur violette.

En quelques secondes les lumières de vie s'éteignirent. Jacques Peyragude venait de rendre l'âme...

Jean se releva et cria en scrutant les ténébres. Ses yeux brillaient comme deux lucioles dans la nuit.

  • Qui est là ?

Ce fut sa dernière pensée consciente.

 

 

Lorsqu'il reprit connaissance le vieil homme était ligoté sur une chaise. Deux silhouettes se déplaçaient sans bruit, vêtues de justaucorps noirs, de cagoules et de lunettes de vision nocturne. L'une des silhouette, un homme de haute taille, s'approcha.

  • Tu sais ce que nous voulons ?

Le ton de la voix était froid, sans émotion. Jean comprit qu'il n'avait pas à faire à des jeunes voyous en vadrouille. Il émit un vague gémissement, puis cracha.

  • Non, j'en sais rien. Pourquoi vous avez fait ça à Jacques ?

  • Lui ou toi, quelle importance ?

Le vieil homme sentit des larmes couler sur ses joues.

  • Salopards ! j'ai rien, j'ai pas de fric , rien !

  • Ton argent, on s'en fiche ... Tu le sais très bien « maudit » !

Un long frisson parcourut l'échine de Jean. Des souvenirs très anciens, des légendes que lui racontaient ses parents autrefois au coin du feu déchirèrent les limbes de sa mémoire. Il rassembla toute son énergie et se concentra sur le lourd maillet qui lui servait à sculpter le bois. Il essaya de garder une voix neutre.

  • Vous êtes des ...

  • Oui ! maintenant il va falloir que tu parles. Nous savons que tu es un « maître jars » ...

  • Qu'est ce que c'est un maître jars ? Je comprends rien à ce que vous dites.

     

Dans l'obscurité le maillet s'était élevé d'une vingtaine de centimètres. Le vieil homme le projeta vers son interlocuteur avec toute la puissance de son esprit. Mais à l'instant précis où la masse allait le frapper, l'homme en noir se retourna. Le maillet le frôla avant de s'écraser au milieu d'un tas de planches.

L'homme émit un rire bref, sec comme une quinte de toux.

  • Alors tu veux jouer maudit.

D'un revers de la main il gifla Jean Capdeplat.

  • Eh bien on va jouer .... et tu ne vas pas trouver ça drôle !

Le vieux savait que sa maison était trop éloignée du village pour que ses cris soient entendus. Il lança un long hurlement télépatique qui se perdit dans l'immensité sombre de la nuit. Un lourd silence répondit à son cri muet.

 

Le cauchemar que tant de générations de Capdeplat avaient redouté se réalisait. Jeanne n'était plus là et pour la première fois depuis cinq ans il en fut heureux. Quant à Cécile qui suivait ses études à Pau, elle ne risquait rien.... Pour l'instant. Le vieux soupira.

  • Allez vous faire foutre bande de renégats !

Le deuxième individu ne disait pas un mot, il fouillait dans l'obscurité au milieu des outils éparpillés sur les établis. Il alluma un chalumeau. Sa voix était encore plus froide que celle de son compagnon.

  • Tu es pieds nus ! tu as oublié que c'est interdit ? tu connais le châtiment ...

 

Une peur atroce envahit le vieil homme. Ce fut le début de l'enfer.

 

 

 

***

 

 

 

 

L'adjudant de gendarmerie Guilbert ne trouvait pas les mots pour exprimer l'horreur qu'il ressentait. Son supérieur hiérarchique, le capitaine Vernet essayait de le calmer au téléphone.

  • Allons Guilbert, reprenez vous bon sang ! Que s'est il passé ? en quelques mots ! je lirai les détails sur le rapport mais, pour l'instant, il faut que je rende compte aux autorités, au procureur, au préfet ... soyez précis.

  • Capdeplat Jean. Un charpentier... retraité et son beau-frère Jacques Peyragude, retraité du bâtiment également. Couvreur je crois...

La voix du gendarme faiblissait. Elle trahissait une émotion intense. Le capitaine insista.

  • Continuez.

  • Le crime a eu lieu cette nuit, au domicile de monsieur Capdeplat. Le légiste n'est pas encore arrivé.

  • Un crime ! vous êtes certain ?

  • Monsieur Peyragude a été abattu par balle, du 7mm... son beau-frère était attaché sur une chaise.

  • Bon sang !

Le gendarme lâcha d'une traite.

  • Monsieur Capdeplat a été torturé. C'est horrible ! Ils se sont acharné sur ses pieds qu'ils ont troués au chalumeau... le chien a été décapité et la maison dévastée.

Le capitaine frissonna. Il essayait de conserver un ton neutre pour calmer son subordonné.

  • Qui a donné l'alerte ?

  • Une infirmière qui venait faire des soins à monsieur Capdeplat. On ne peut pas l'interroger pour l'instant... ses nerfs ont lâché. Elle est à l'hosto entre les mains des psy.

  • Ils ont de la famille à prévenir.

  • Oui la fille de Capdeplat, étudiante à Pau, j'ai noté son adresse.

  • OK ! vous avez une idée du mobile ou des agresseurs ?

  • Le vol sans doute. Une bande de marginaux, des monstres ... Je n'ai pas la moindre idée de ce qu'ils ont pris. Peut être de l'argent. Capitaine !

Le dernier mot ressemblait à un appel au secours.

  • Oui Guilbert.

  • J'ai jamais vu ça en 25 ans de carrière ... c'est - les mots restaient coincés dans sa gorge - c'est monstrueux.... mais il y a autre chose...

  • Quoi donc ?

  • La maison du vieux me laisse une impression bizarre.

  • Expliquez vous Guilbert !

  • Il n'y a presque rien dans cette maison, pas de meubles, pas de bibelot ... que des murs de pierre nue comme le sol, des plafonds voûtés ... la maison est certainement très ancienne, on dirait les pièces d'un château vide !

Un long silence suivit la remarque du gendarme.

  • Je rends compte au colonel, je m'occupe de faire prévenir la fille, rappelez moi dès qu'il y a du nouveau. Je vous envoie quelqu'un pour traiter avec les media.

 

En raccrochant le capitaine Vernet était inquiet, il relut ses notes ... La fille de l'un des deux malheureux habitait à Pau, à deux pas de la brigade. Il décida de s'y rendre pour lui annoncer la terrible nouvelle.

 

 

 

 

Cécile Capdeplat, frêle demoiselle, blonde aux regard gris bleu , logeait dans une résidence estudiantine proche de la fac. Elle s'effondra en apprenant la tragédie.

Tandis que son adjoint aidait l'étudiante à reprendre ses esprits, le capitaine observait la chambre de la demoiselle. La pièce ressemblait à une cellule de moine. Une table, une chaise et un lit. Aucun bibelot, à l'exception d'un plateau de pierre polie au milieu de la table ! Le souvenir du capharnaüm dans lequel il vivait lorsqu'il était lui même étudiant lui revint en mémoire.... Il secoua la tête et chassa ces images. Pour l'instant, il devait interroger une jeune femme en détresse. Celle ci leva vers le gendarme un visage très pâle ruisselant de larmes.

  • Qui a fait ça ?

  • Nous ne le savons pas encore... Mais nous le trouverons.

 

Entre deux sanglots, la jeune fille voulut connaître les détails du drame. Tandis que le militaire, au prix de mille précautions, racontait ce qu'il savait, sa pâleur s'accentuait, elle ne pouvait plus parler et ses lèvres tremblaient de façon inquiétante. Le capitaine posa cependant les questions habituelles.

La jeune fille ne connaissait d'ennemi ni à son père, ni à son oncle, elle ne leur connaissait pas d'ami non plus ... Les deux hommes vivaient une retraite très calme partageant leur temps entre de longues marches dans la campagne gasconne et l'entretien de leurs demeures familiales. Rien dans leurs vies ne laissait présager les évènements atroces dont ils venaient d'être victimes.

 

L'officier prit congé lorsqu'il fut certain que la jeune fille pouvait rester seule.

 

Cécile observait les gendarmes qui quittaient la résidence par la fenêtre de son studio. Quand le véhicule eut franchi les grilles du parc, elle s'empara d'un téléphone portable et composa un numéro qu'elle connaissait par coeur mais qu'elle n'avait jamais eu l'occasion d'appeler. Quelqu'un parla. La jeune fille soupira soulagée et répondit en espagnol, la voix secouée de sanglots.

  • Ils viennent d'assassiner papa et mon oncle, que dois je faire?

     

 

 

***

 

 

Quelques heures plus tard, Cécile Capdeplat franchissait la frontière franco-espagnole au volant d'une petite Twingo. Elle avait emprunté le véhicule d'un ami à Bayonne. Ce dernier, un basque nationaliste, avait échangé sa Twingo contre la 206 de la jeune fille sans poser la moindre question.

La jeune fille était épuisée, des cernes sombres soulignaient son regard embué mais une rage terrible lui labourait le ventre.

 

Comme lui avait signifié son interlocuteur, Cécile se dirigeait vers Torres-del-Rio, un village de la Rioja qu'elle espérait atteindre en début d'après midi. Le front plissé la jeune fille repensait à son père et à son oncle.

Tout cela ne finirait donc jamais ! cela faisait plus de mille ans, il n'y aurait donc jamais de prescription ...

Son oncle ne s'était jamais marié, n'avait pas eu d'enfant et avait pris Cécile sous son aile quand elle était encore une toute petite fille. Elle se souvenait de longues promenades avec le vieil homme dans les églises pyrénéennes, à la tombée de la nuit. «  Le meilleur moment pour aiguiser les sens » avait il coutume de dire. Dans ces moments là, elle avait l'impression qu'il lui parlait sans dire les mots....

Il observait longuement l'édifice, le parcourait pieds nus, de long en large, puis il se plaçait à un endroit bien précis et disait.

  • Viens, c'est ici qu'elle est la plus forte ... enlève tes chaussures Cécile ... tu sens les frissons sur tes jambes ... écoute tes pieds ...

Cette expression lui arrachait toujours un sourire. Pourtant ... quand elle écoutait ses pieds comme lui demandait son oncle, elle voyait dans l'obscurité, elle entendait les sons les plus infimes, elle ressentait tant de choses...

 

Une semaine auparavant son oncle lui avait accroché autour du cou une antique médaille, une merveilleuse intaille de jaspe clair. Une oie était gravée en creux dans la pierre dure, la même oie que celle qui prenait son envol sur la canne qui ne le quittait jamais.

 

Trois semaines plus tôt son père lui avait donné, lui aussi, une autre pierre gravée... une broche d'améthiste sur laquelle était sculptée une mésange.

  • C'est ta «  lame » avait il dit, la « lame » de tes ancêtres.

Il avait utilisé le même mot que son oncle.

Comme elle l'avait interrogé sur la signification du mot "lame" et sur le symbole de la mésange, son père avait souri. Il lui avait demandé si elle se souvenait de la canne qui lui avait été offerte pour ses douze ans, lors de l'Enok. Cécile avait rougi car la canne en question, traînait au fond de son armoire sous un fatras de vieux vêtements.

  • Tu regarderas cette canne, c'est la même mésange, l'oiseau de notre "lame". Tu as maintenant "l'abak" et "l'abraxas", la canne et la pierre. Garde les précieusement, tu es une héritière de Muin.

Puis son père avait retiré un ruban de sa propre canne et lui avait donné en ajoutant.

  • Tu accrocheras ce ruban à ton « abak ». Je t'enseignerai nos secrets lors de tes prochaines vacances.

Il n'y avait pas eu de « prochaines vacances » et il n'y en aurait plus jamais ....

 

La nuit du drame elle s'était réveillée en sursaut. Une énergie terrible s'était insinuée dans son corps et dans son esprit. Elle ne pouvait pas expliquer ce qu'elle avait ressenti mais elle avait su, à cet instant, qu'elle était devenue détentrice des « âmes-lames » des deux hommes... Et elle avait deviné que quelque chose de terrible venait de se produire.

Aujourd'hui, elle savait qu'elle devait tout abandonner pour mériter son héritage.

 

Le soleil se levait, les vignes s'alignaient à perte de vue sur la terre rouge de la Rioja.

 

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