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Le réveil de la vouivre

22 février 2021

Chapitre 21

L'odeur fade du grand lac flottait dans l'atmosphère, portée par les volutes claires d'une brume légère au dessus de l'eau grise. Une limousine noire s'arrêta devant le hall vitré de la tour centrale, un de ces véhicules monstrueux dont la longueur est proportionnelle à l'importance que s'accorde son propriétaire. Deux hommes vêtus de costumes sombres, aux carures d'athlètes, aux crânes rasés, portant oreillettes et lunettes de soleil sortirent simultanément. Le ballet était soigneusement orchestré et, tandis que le premier prenait position légèrement en retrait de la portière, le second l'ouvrait en guêtant par dessus l'épaule de son acolyte.

Un homme bedonnant d'une soixantaine d'années sortit avec difficulté du véhicule. Sur son visage se lisait la morgue du politicien habitué à ces mesures de sécurité qui soulignaient son statut.

L'individu et ses deux gardes du corps pénétrèrent dans le hall. Une alarme stridente retentit immédiatement. Les deux gorilles portèrent instinctivement la main à leurs holsters mais une dizaine de pointeurs lazer étaient déjà accrochés sur chacun d'entre eux. Le responsable de la sécurité du bâtiment surgit d'un pan de mur. Son regard de glace transperça les trois arrivants.

  • Il est strictement interdit de pénétrer ici avec des armes.

  • Je suis John Folwowitz conseiller personnel du président Bush et j'ai rendez vous avec votre manager.

  • Je vous répète qu'il est strictement interdit de pénétrer ici avec des armes.

  • Ces hommes sont des agents des Forces Spéciales assermentés !

  • Monsieur, êtes vous sourd ou stupide ?

John Folwowitz poussa un grognement en avançant d'un pas décidé tandis que les deux gorilles dégainaient des pistolets automatiques aussi gros que des bazookas.

  • Attendez moi ici pendant que ce monsieur me conduit chez son patron !

     

     

  • Messire, un certain John Folwowitz désire vous rencontrer. Il prétend avoir rendez vous.

  • Faites le rentrer.

Le politicien entra en jurant. Des gouttes de sueur perlaient sur son front dégarni.

  • C'est absolument intolérable !

Sire Kevin Coldebeuf se tenait debout les yeux perdus sur l'immensité du lac. Il se retourna lentement et fixa John Folwowitz un sourire narquois sur les lèvres. Sa voix était sans intonation mais elle fit frissoner son interlocuteur.

  • Ce qui est intolérable c'est que vous vous permettiez de pénétrer dans ce bâtiment avec des gorilles et des armes, sans tenir compte des avertissements que vous recevez !

  • Euh ! Oui je sais mais le protocole l'impose ... vous devez comprendre ...

  • Manifestement c'est vous qui ne comprenez rien ! ... Pourquoi avez vous sollicité une entrevue monsieur Folwowitz ?

L'homme politique était habitué à ce qu'on lui parle sur un autre ton. Il toisa Sire Kevin.

  • Je n'ai pas sollicité une entrevue ... J'ai estimé qu'un entretien disons ... informel était nécessaire.

  • Ça suffit ! Vous vous comportez comme un bouffon ... Allez droit au but, je n'ai pas de temps à perdre avec les pitreries d'un bouffon. Vous êtes là où on vous mis parce qu'on avait besoin de vous. C'est tout.

Le politicien s'empourpra de colère et d'humiliation.

  • Bon, hum .... avec les résultats qui sont ceux que vous connaissez en Irak, je n'ai plus vraiment la cote à la Maison-Blanche.

Sire Kevin haussa les épaules.

  • Simplet fait dans son froc !

  • Monsieur le président n'est pas dans une situation enviable et les élections approchent.

  • Vous avez de bonnes raisons d'être inquiets. D'après nos sondages.... et ils sont très fiables! Vous serez en mauvaise posture dans les deux chambres.

Un spasme secoua les épaules de Folwowitz.

  • Justement, je pensais qu'au regard des services rendus vous pourriez me trouver un point de chute !

Le Nautonier ricana.

  • Les rats quittent le navire et vous ne faites pas partie des rats les plus courageux Folwowitz. Demandez à Simplet la Banque Mondiale ... On vous appuiera. Elle ne sert à rien mais vous avez un bon salaire et vos capacités de nuisances seront réduites à leur plus simple expression.

  • Merci ... Vraiment merci ...Mais euh !

  • Autre chose ?

L'homme politique paraissait de plus en plus mal à l'aise.

  • Voilà, je vous ai servi loyalement depuis le début ...

  • Et vous vous êtes servi largement au passage ...

  • Je voudrais savoir s'il est possible de m'accueillir dans vos rangs. J'appartiens déjà à toutes les loges les plus importantes du pays, j'ai le bras long dans l'administration et ...

  • Non !

  • Comment cela « non » !

  • Non vous ne pouvez pas être admis parmi nous.

  • Mais pourquoi ?

  • Il y a des choses qui ne se peuvent pas ... Vous n'appartenez pas aux familles des « pères fondateurs » non plus ... et quelles que soient votre fortune ou votre puissance vous n'appartiendrez jamais à ces familles.

  • Non mais ...

  • Au mieux si vous trouvez une héritière qui veuille bien se faire engrosser, vos descendants pourront prétendre en être... vous jamais !

  • Vous n'êtes pas des descendants des pères fondateurs que je sache.

Sire Kevin sourit d'un sourire de loup.

  • Non monsieur Folwowitz ... nous étions là bien avant !

Le politicien se liquéfiait sur place, son costume était trempé de sueur. Le Nautonier appela.

  • Rodrigue !

Le chef de la sécurité rentra et se figea devant la porte. À la main il tenait deux sacs en plastique blanc qu'il tendit à Folwowitz. Ce dernier s'en saisit en haussant les sourcils d'un air interrogateur.

  • Rodrigue, raccompagne monsieur Folwowitz.

Le politicien montra les sacs au nautonier.

  • Qu'est ce que c'est ?

  • Ouvrez les !

Dans les sacs se trouvaient les armes des gardes du corps et leurs lunettes de soleil au milieu de cendres grises.

  • Qu'est ce que c'est ?

  • Ce sont vos gardes du corps ! On a laissé leurs dents au fond du sac pour l'identification .... pour que vous puissiez les remettre à leurs familles sans commettre d'erreur... Vous en avez suffisamment fait aujourd'hui. Essayez de vous en souvenir la prochaine fois.

L'homme politique devint blanc comme la craie et fut pris d'un haut le coeur. La voix de sire Kevin retentit lugubre.

  • Je vous déconseille de vomir dans ce bureau si vous ne voulez pas finir comme vos sicaires. Je vous engage à utiliser les toilettes prévues à cet usage dans le hall. Bonne journée monsieur Folwowitz et mes amitiés à « Simplet ».

 

Sire Kevin s'assit dans son fauteuil en faisant la grimace. L'expression favorite de son grand-père lui revint en mémoire : "des couilles-molles". Les pays les plus puissants de la planète étaient dirigés par des "couilles molles" dont les effets de manche et les coups de gueule tenaient de la "comedia del arte" ...

 

Le pouvoir suprème était à portée de ses mains, mais à quel prix !

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20 février 2021

Chapitre 20

Cécile et Meritxell, tétanisées par la peur, ne bougeaient plus. L'homme qui se tenait derrière elles, parlait français.

  • Pas de panique ! C'est moi … Jean-Jacques.

La jeune espagnole se retourna et lança furieuse.

  • Tu nous as fait peur ! pourquoi tu nous as suivies ?

La silhouette du maître jars était maintenant visible dans la pénombre. Ses yeux luisaient d'un éclat jaune.

  • Je ne vous ai pas suivies, jeunes oiselles, j'étais ici bien avant que vous n'arriviez.

Cécile venait de reconnaître l'un des rares maîtres jars qui n'avait pas montré d'hostilité à son égard lors de la céna.

  • Excusez moi, je ne vous avais pas reconnu. - murmura t'elle dans un souffle.

  • On se tutoie ici.... Qu'est ce que vous êtes venues faire dans la salle des écailles ?

Les deux filles se regardèrent sans comprendre. Jean-Jacques soupira bruyamment.

  • Je vois ! On se ballade.

Cécile répondit sur le même ton.

  • Je me suis rendue compte que j'avais beaucoup à apprendre alors j'ai décidé de commencer tout de suite.

  • Bonne réponse ! C'est vrai qu'on n'a pas été tendre avec toi tout à l'heure.

  • Oh, ce n'est pas à toi que je peux en vouloir. C'est surtout son père... rien que d'en parler j'ai des frissons dans le dos. Nous n'avions jamais visité de loge et très honnêtement on se demandait à quoi servait tout ça. Tu as dit qu'on était dans la salle des écailles ?

  • Oui, c'est le nom de cette pièce. Un instant …. « luz ! ».

Instantanément deux candélabres muraux s'allumèrent. La salle, entièrement vide, était beaucoup plus vaste que ce que Cécile avait cru au premier abord. Elle mesurait environ 15 m par 6 m et paraissait légèrement incurvée. Cécile fit part de sa réflexion à Jean-Jacques. Ce dernier sourit avant de répondre.

  • C'est normal qu'elle te paraisse tordue puisqu'elle l'est ! Elle suit le tracé des écailles et tu es ici dans une salle d'entraînement.

  • Qu'est ce que tu appelles "les écailles" ?

  • Les écailles de la Vouivre... C'est ainsi que parlaient nos grands anciens. Tu as déjà entendu parler des réseaux telluriques ?

Meritxell secoua la tête, Cécile opina et répondit.

  • Ça fait partie des options qu'on étudie maintenant en architecture. J'ai assisté à une conférence sur ce sujet à Bordeaux.

Cécile montra les immenses dalles blanches et noires qui couvraient le sol.

  • Quel rapport avec ça ?

  • Les réseaux dessinent des maillages ... Ce sont ces maillages que nos anciens appelaient les « écailles de la Vouivre ».

  • Pourquoi est ce si important ?

  • Parce que l'harmonie d'un bâtiment ou d'un lieu dépend de la façon dont on utilise ces maillages. Au centre de l'écaille tu es dans un lieu qui favorisera tes fonctions internes, en revanche, la frontière des écailles aura l'effet inverse. Essayez de ressentir cela dans vos jambes en traversant les quadrillages.

Cécile et Meritxell avancèrent lentement en laissant leurs pieds nus glisser sur les grandes dalles de pierre.

La jeune française murmura les yeux fermés.

  • Oui je sens des picotements dans la plante des pieds au fur et à mesure que j'approche du bord de la dalle.

Le maître jars hocha la tête.

  • C'est normal ! maintenant pose tes pieds sur la jonction entre deux dalles et suis cette ligne jusqu'à une intersection, là où quatre dalles se rejoignent.

Cécile fit ce que lui demandait Jean-Jacques, imitée par Meritxell.

  • Oh mon dieu !

  • Qu'est ce qu'il t'arrive ? Qu'est ce que tu ressens ?

  • J'ai l'impression que mon cœur bat plus vite.

Le pied de la française était posé à la jonction de quatre dalles.

  • Il bat plus vite. Toutes tes fonctions vitales s'affolent. Regagne le centre de la dalle suivante, elles vont s’apaiser.

La jeune fille suivit le conseil. Elle souriait.

  • C'est extraordinaire, j'ai l'impression de trouver le repos après un effort violent... pourquoi disais tu que c'est une salle d'entraînement.

  • Parce que c'est ici qu'autrefois s'entraînaient nos anciens. Tous nos bâtiments sont construits en respectant des règles d'harmonie avec les écailles de la Vouivre, ce qui explique ces fameuses ondulations. Nous sommes en mesure de les dévier, de les modifier ... Mais il était indispensable pour les maîtres de savoir les reconnaître et de pouvoir les ressentir en permanence, alors dès qu'ils le pouvaient ils venaient faire leurs gammes .... C'est ce que je faisais lorsque vous êtes arrivées mes demoiselles.

  • Excuse nous, on ne voulait pas te déranger.

Cécile restait songeuse.

  • Si je me souviens bien du cours, le quadrillage est orienté Nord / Sud et Est / Ouest ?

  • Oui, tout à fait !

  • Donc les églises ne sont pas orientées en fonction du soleil !

Le maître jars opina de la tête.

  • Oui et non ! L'orientation initiale se fait selon les écailles de la Vouivre.

  • Pourquoi ?

  • L'édifice est bâti en prolongement de notre Mère ... mais il doit tenir compte des éléments célestes puisque sa fonction est de relier la Terre au cosmos.

  • Pourquoi ?

  • Je crois qu'on nomme ça une « hiérogamie », l'église permet l'accouplement de la Vouivre et du Dragon .... c'est un temple d'Amour.

  • Tu es maître jars depuis longtemps ? - demanda Meritxell.

  • Depuis une dizaine d'années. Si vous avez fini ici, je vais éteindre les flambeaux.

Cécile aidait le maître jars à moucher les candélabres.

  • Tu connaissais mon père et mon oncle ?

Jean-Jacques se tourna vers la jeune fille et lui prit les deux mains. Une flamme brillait dans ses yeux, il dit d'une voix enrouée.

  • Jean et Jacques ont été mes deux premiers maîtres lorsque je me suis engagé sur le chemin. Je ne serais jamais devenu ce que je suis sans eux.

Il détourna le regard.

  • Allons y, demain c'est le grand jour et une bonne nuit de sommeil nous sera profitable... pour tous.

  • Attends, qu'est ce qu'il y a là ?

Cécile se dirigeait vers l'alcôve qui marquait l'extrémité de la pièce, un minuscule enfoncement semi circulaire au pavement en spirale.

  • Arrête toi ! Hurla Jean-Jacques.

 

Le cri du maître-jars alerta Cécile trop tard, son pied était déjà posé sur les dalles brunes qui recouvraient le sol de l'absidiole. La jeune fille eut l'impression d'être engloutie par les flots tempêtueux d'un torrent de montagne.

 

Des souvenirs atroces de noyade, enfouis au plus profond de son inconscient refirent surface dans un jaillissement douloureux.

Elle n'avait que cinq ans et se promenait avec sa mère sur les berges du Gave d'Oloron . Elle courait, une branche cassée l'avait déséquilibrée et précipitée dans la rivière. Avant que sa mère n'ait pu intervenir, elle s'était sentie happée par un tourbillon. Un touriste lui avait sauvé la vie en plongeant dans les flots glacés... mais pendant de longues années ses nuits furent hantées par des cauchemars où la mort lui tirait les pieds en la faisant tournoyer comme une poupée de chiffon.

 

Elle tournait, tournait, tournait ... dans les profondeurs sombres de la terre. Des visages grimaçants et féroces la regardaient en riant, amusés par sa terreur.

Elle eut l'impression qu'une force immonde emplissait l'espace autour d'elle. Quelque chose de froid comme la mort et de repoussant comme le mal l'observait... Elle ne pouvait pas hurler, elle tournait, s'offrant en spectacle à une horreur sans nom et sans visage qui se délectait de sa présence. Soudain, dans l'obscurité abjecte elle sentit de petites griffes s'enfoncer dans une épaule tandis que son bras était broyé dans un étau ...

 

Cécile crut mourir de peur. Mais les griffes la tiraient vers le haut comme pour la sortir de la vase glacée dans laquelle elle se trouvait engluée. Elle ne tournait plus et l'inexprimable sensation de tourbillon avait cessé. Elle ressentait maintenant la déception de l'inommable présence qui emplissait le lieu. Son regard se porta sur son épaule où s'enfonçaient les griffes salvatrices. Une mésange était aggripée à ses vêtements et battait désespéremment des ailes pour soulever la jeune fille. Sur son autre épaule une oie, le bec fermé sur son bras, l'aidait à sortir du tourbillon.

 

Lorsqu'elle reprit connaissance Cécile était allongée sur le sol froid et dur de la salle des écailles. Les visages inquiets de Meritxell et de Jean-Jacques étaient penchés au dessus d'elle.

  • Tu nous a fichu une sacrée frousse jeune fille.

  • Qu'est ce qui s'est passé ?

  • Tu es entrée dans le "dédale" sans avoir été initiée. Tu aurais pu te perdre, tu as eu beaucoup de chance. Un Minotaure aurait pu s'emparer de toi ....

Une ride inquiète barrait le front du maïtre-Jars.

  • D'ailleurs, je me demande comment tu t'en es sortie ...

  • Une oie et une mésange m'ont tirée de là - Soupira Cécile.

En prononçant ces mots elle réalisa l'absurdité de sa réponse, mais l'inquiétude avait fait place à un grand sourire sur le visage de Jean-Jacques.

  • Tu as tes abraxas sur toi ?

  • Oui.

Instinctivement elle porta la main à son cou et retira la médaille de jaspe vert que lui avait donnée son oncle. Celle ci était brûlante. Jean-Jacques songeur murmura.

  • Juan-Antonio a certainement eu raison ... tu as la force de tes clans en toi.

 

Dans les profondeurs sombres de la terre un être indéfinissable hurlait sa haine ... soudain un immonde sourire se dessina sur la face monstrueuse . « La petite idiote m'a laissé son empreinte ... je saurai la retrouver ! Un jour ou l'autre je la retrouverai ... »

 

 

 

****

 

 

Cécile marchait en posant avec précaution ses pieds nus sur le dos d'un gigantesque serpent. L'animal lové sur lui même ne bougeait pas, mais par moment un rapide frémissement courait le long des ses écailles argentées.

Un homme et une femme lui tenaient les mains. Cécile ne les connaissait pas pourtant leurs visages lui semblaient familiers, peut être à cause de leurs regards transparents si proches de ceux de ses parents.... La femme vêtue d'une longue robe blanche était baillonnée alors que son compagnon portait un bandeau sur les oreilles.

L'immense spirale reptilienne traversait des champs et des forêts. Au loin se dessinaient des massifs montagneux, elle reconnut la chaîne des Pyrénées, quelque part du côté de la vallée d'Aspe. Régulièrement l'homme et la femme s'arrêtaient avant de reprendre leur marche d'un pas décidé. À chaque arrêt Cécile observait un paysage différent, un pont, un hôpital, un puits, une prison ... Elle eut une illumination. Elle se trouvait sur un immense jeu de l'oie où chaque case était un paysage des Pyrénées...

Elle jetta un regard effrayé vers sa voisine qui lui sourit sous son baillon ... Les yeux de Cécile se portèrent sur les pieds de la femme au moment où elle avançait, ceux ci étaient palmés comme ceux d'un canard. La jeune fille voulut hurler mais aucun son ne sortit de sa gorge !

Soudain, à l'extrémité de la spirale apparut un enfant qui jouait sur une antique mérelle carrée. Il déplaçait trois pions, un rouge, un vert et un blanc d'une main rapide et experte. En face de lui une silhouette drapée de noir tentait de contrer les coups de l'enfant avec des pions sombres marqués d'un Tau blanc. Le gamin aligna ses trois pions et tourna vers la jeune fille un visage rayonnant .

 

Cécile se réveilla en sursaut, de grands coups étaient frappés sur la porte de la chambre. Elle ouvrit difficilement un oeil embrumé de sommeil. De l'autre côté de la chambre Meritxell grogna en se retournant.

  • Oui, qui c'est ?

  • C'est Juan-Pedro ! - répondit une voix gênée derrière l'huisserie.

  • Qu'est ce qu'il se passe Juan-Pedro ?

  • Le conseil commence bientôt ... je voulais m'assurer que tu n'avais pas oublié.

L'annonce fit l'effet d'une douche froide sur Cécile qui bondit hors du lit en poussant un petit cri.

  • Oui, oui ! Merci Juan-Pedro.... je serais prête ne t'inquiète pas.

 

 

 

 

 

 

Cécile arriva à la salle du conseil en même temps que le Grand-Jars qui lui lança un regard amusé.

  • Bonjour Cécile, bien dormi ?

  • Oui euh ...oui Grand-Jars. Pourquoi ?

  • Tu as mis ton bonnet à l'envers.

La jeune fille rougit et s'empressa de mettre de l'ordre dans ses cheveux avant de s'assoir à la même place que la veille. Elle ne savait pas s'il s'agissait de celle qui revenait à son père ou à son oncle mais cela n'avait pas d'importance. Elle se sentait mal à l'aise. Elle n'avait pas digéré l'accueil qui lui avait été réservé la veille lors de la céna. Non pas la franche hostilité manifestée par Javier mais le mépris qu'elle avait crû lire dans d'autres regards.

 

La grande salle paraissait moins éclairée que la veille. La lumière dansante de quelques flambeaux laissait une grande zone d'ombre au dessus de la table du conseil.

Juan-Antonio observait les maîtres-jars derrière ses petites lunettes rondes. Ses yeux clairs s'arrêtaient sur chacun comme s'il cherchait à sonder les tréfonds de son âme. Lorsque son regard se posa sur Cécile, celle-ci ressentit une vague bienfaisante inonder son esprit. Une petite voix lui disait « N'aie pas peur, tu es à ta place parmi nous ».

La jeune fille ferma les yeux et essaya de répondre à cette pensée amicale. Elle forma une pensée aussi claire que possible.

« Je n'ai pas peur ... »

La voix continuait, très douce.

« Alors abandonne ta colère ... tous ici te comprennent ! »

Cécile respira lentement et ferma les yeux. Elle voulait chasser les pensées noires qu'elle avait eues en entrant. Soudain elle eut la sensation d'ouvrir une porte et de rentrer dans une pièce bruyante. Elle écarquilla les yeux avec surprise, la salle était parfaitement silencieuse ! Pourtant tous les regards étaient tournés vers elle et dans sa tête se bousculaient les « bienvenue jeune fille », « bonjour Cécile », « je savais que tu y arriverais », « vous voyez que sa place est parmi nous » ... Elle poussa un petit soupir suivi d'un faible « merci ... » le silence bienveillant qui suivit fut rompu par une pensée claire et affûtée, celle du Grand-Jars: « puisque tout le monde est en mode mental, je déclare ouverte la séance du conseil »

 

Une image apparut au dessus de la table de pierre. Un hologramme tournait lentement sur lui même sous l'oeil médusé des participants. Le Grand-Jars souriait dans sa barbe.

  • Ce n'est qu'une projection mentale, un petit secret de notre ami Joachim, le maître de la vingtième lame.

Sur la gauche du Grand-Jars un vieil homme agita son abak surmontée d'une chouette en exhibant un sourire édenté.

  • Voici la règle-Jakin !

Un long silence suivit la phrase.

  • Vous pouvez constater que le crieur a utilisé le document remis aux pèlerins sur la voie sacrée. C'est une feuille pliée en quatre, en accordéon. La face supérieure porte le nom de Juan-Pablo. Les sept autres parties sont couvertes des tampons apposés chaque jour, à chaque étape.

L'image avait été grossie de façon à ce que tous puissent lire les noms des villes inscrits sur les tampons. Le Grand-Jars poursuivait ses explications.

  • Chaque partie est divisée en neuf cases, 27 cases sur le recto et 36 sur le verso. La première porte le timbre de Vezelay, la dernière celle de Santiago. Le premier tampon indique la date du 25 juillet.

     

Quelques pensées amusées fusèrent arrachant des sourires sur les visages austères. Cécile était concentrée sur ses sensations nouvelles. Elle ne reconnaissait pas encore l'empreinte mentale de chaque participant comme si elle devait suivre une discussion en tournant le dos à ses interlocuteurs, et cette incertitude la troublait fortement.

Elle se sentait tiraillée entre deux forces antagonistes. D'un côté une partie de son esprit écoutait, enregistrait et prenait position. Mais une autre partie d'elle même observait avec détachement cette même assemblée immobile et silencieuse. Tous ces hommes qui, quelque soit leur âge, se ressemblaient tant, vêtus de façon identique ... seuls d'imperceptibles frémissements de leurs bonnets à crête témoignaient de la passion qui les animait.

 

La jeune fille s'attachait à suivre le fond de la discussion mais elle perdait pied petit à petit. Les maîtres s'interrogeaient sur l'importance que pouvaient avoir les dates, le trajet, le cheminement ... autant de noms, de références qui n'évoquaient rien pour elle. De nouveau son esprit vagabonda....

 

Le rêve de la nuit précédente revint la hanter. Que représentait ce serpent monstrueux ? Qui étaient la femme baillonnée et l'homme au bandeau ? Pourquoi ce jeu de l'oie ... le rire de l'enfant était gravé dans sa mémoire. Elle l'entendait s'égréner comme les notes d'une petite musique de chambre.

 

Les échanges télépathiques entre les maîtres-jars continuaient avec encore plus d'animation. La jeune fille les observait avec amusement. Certains serraient nerveusement leur abak contre leur corps tandis que d'autres plus volubiles l'agitaient dans un silence absolu.

Elle essayait de se souvenir de la soirée précédente lorsqu'ils s'étaient présentés. En face d'elle se trouvaient les maîtres des dixseptième et dixhuitième lames, ils approchaient les cent cinquante printemps à eux deux. On aurait dit deux jumeaux, le premier s'appelait Julian et le second Jérome. Elle ne se souvenait plus du pouvoir de Julian l'espagnol mais Jérome qui vivait à Arreau pouvait agir sur les connexions nerveuses, les spirales de vie que les ésotéristes s'obstinent à appeler chakras et les différents corps subtils. Le vieil homme sentit que les pensées de la jeune fille le concernaient car il leva sur elle un regard bleu presque transparent. Cécile était impressionnée et terrifiée à la fois. Depuis qu'elle avait ouvert la porte de son esprit elle ne pouvait plus la refermer et.elle était dans l'incapacité de revenir au mode purement auditif ... cette perspective l'inquiétait.

 

Alors que deux maîtres se chamaillaient sur l'importance relative d'un tampon apposé à Santo-Domingo-de-la-Calzada le 8 août, jour de la Saint Dominique, la jeune fille se sentit entraînée dans le monde des rêves ...

 

De nouveau, le serpent, la marelle, le jeu de l'oie ...

 

  • Cécile !

La voix avait claqué dans le silence de la pièce. Cécile se tétanisa sous l'effet de la surprise. Le Grand-Jars la regardait d'un air sévère.

  • Tu n'as pas pris part à la discussion ... aurais tu une proposition à nous soumettre.

Cécile se redressa légèrement paniquée et prononça d'une voix hésitante les premiers mots qui lui passèrent par l'esprit.

  • Euh, un jeu de l'oie !

Le temps se figea. Plus un son, plus une pensée n'était échangée dans la grande salle sombre. Une lueur d'incompréhension brilla dans le regard du Grand-Jars.

  • Explique toi s'il te plaît.

Cécile était cramoisie, elle bafouilla mentalement.

  • Je ne sais pas ... J'ai dit ça comme ça, cette idée m'obsède depuis ce matin. Excusez moi, c'est idiot !

Un rugissement s'éleva à côté de la jeune fille. José- Luis le maître guérisseur de Saint Lary se trémoussait sur son siège.

  • Elle a raison !

Il faisait de grands moulinets avec son abak .

  • On est là depuis le début à rechercher une signification à l'itinéraire mais nous savons tous que notre crieur, Jon, se fichait éperdument de ce soit disant pèlerinage chrétien et encore plus des saints du calendrier ! Les lieux représentés sur la règle-jakin sont incohérents, les dates sont incohérentes et pourtant il existe une logique dans tout ça.

  • Laquelle ?

  • Regardez bien toutes ces dates. Elles donnent l'impression d'avoir été placées en désordre mais elles se suivent toutes. La case 25 Juillet touche la case 26 Juillet qui touche la case 27 Juillet et ainsi de suite jusqu'à la fin...

  • Et alors ?

  • Alors, il s'agit d'un cheminement ! Ce papier est plié en accordéon avec vingt sept cases d'un côté et trente six cases sur l'autre face... cela fait 63 cases. Cette jeune fille a raison, un cheminement de 63 cases ! C'est le parcours de l'oie !

    Le bonnet de Juan-Antonio s'agita avec frénésie.

  • Et le parcours de l'oie est au coeur de nos traditions.

Un grand sourire illumina le visage du Grand-Jars.

  • Merci Cécile ... tu peux nous en dire plus sur la façon dont t'est venue cette idée.

La jeune fille raconta son rêve dans un silence absolu que seul le Grand-Jars rompit.

  • Bien sûr, bien sûr ! Quels bandes d'idiots nous sommes .... Nous aurions dû comprendre qu'il fallait chercher dans nos coutumes au lieu de nous empêtrer dans des spéculations sur le calendrier romain ...

Il caressa sa barbe et reprit sur le ton de la confidence.

  • La femme baillonée qui t'accompagnait dans ton rêve symbolisait le jeu de l'oie.

  • Pourquoi ?

  • Parceque le « jeu de l'Oie » est « jeu de l'Ouïe » ...

L'incompréhension se lisait dans certains regards ce qui eut le don d'amuser le Grand-Jars.

  • Alors que l'homme de ton rêve symbolise le tarot qui est un jeu "sourd"....

  • Je ne comprends rien.

    Le Grand-Jars l'entendit.

  • Tu as déjà vu un jeu de tarot.

  • Oui, bien sûr.

  • Tu n'as jamais remarqué que sur les représentations humaines des lames de tarot aucune oreille n'apparaît...

La jeune fille hocha la tête. Deux ou trois vieux maîtres opinèrent.

  • Il n'y a pas d'oreille visible parceque les arcanes sont « sourdes » ...

Une lueur brillait dans le regard de Juan-Antonio.

  • La création est issue du verbe ... Tarot et jeu de l'oie se complètent naturellement. Joachim tu peux nous placer les lames sur la règle Jakin s'il te plaît.

Cécile demanda timidement.

  • Comment se placent les lames ?

  • Sur les 63 cases du parcours, tu as 22 cases différentes, 8  cases « accidents » et 14 cases « oies ».... 14 + 8 = 22 , ce n'est pas un hasard. Ce sont nos 22 « lames » ! Nous allons replacer les 22 lames sur ces cases particulières dans leur ordre naturel.

Joachim ferma les yeux et sous les regards ébahis de l'assistance, l'une après l'autre, les lames se formèrent dans l'espace avant de se placer dans les cases de la règle jakin. La lame du « bateleur » sur la première case « oie » à l'emplacement numéro cinq. La « papesse » vint se positionner sur la première case « accident », à l'emplacement numéro six. Puis la lame suivante sur la case neuf et ainsi de suite jusqu'à celle du « mat » posée sur Santiago, la soixante-troisième et dernière case du jeu.

 

Les jars retenaient leur souffle. Ils espéraient tous qu'une évidence allait apparaître. Mais un à un les visages se refermèrent et les sourcils reprirent le froncement caractéristique de la réflexion. Le positionnement des lames sur la crédenciale n'apportait rien de plus qu'une jolie image en couleur.

 

Le Grand-Jars réfléchissait, dubitatif. Soudain il s'adressa à Cécile sur le mode télépathique.

  • Revenons à ton rêve. Tu disais avoir vu un enfant jouer ?

  • Oui. Il jouait aux morpions contre une silhouette noire dont je n'ai pas pu observer le visage...

    Juan Antonio fronça les sourcils.

  • Aux morpions ! Qu'est ce que c'est ça ?

  • Un jeu où il faut aligner trois pions dans un carré de neuf cases.

  • C'est une marelle! ... bien sûr ! Chaque feuillet de la crédenciale est un carré de neuf cases... les carrés divisés en neuf cases sont des marelles ...or nous avons sept carrés... sept ! le nombre de la création... tout s'enchaîne.

Le Grand-Jars parlait tout seul soudain très excité. D'autres maîtres semblaient suivre le même cheminement de pensée.

  • Sur les sept marelles présentes est ce qu'il y a une marelle gagnante , une marelle avec trois cases alignées?

Plusieurs voix s'exclamèrent ensemble « la troisième ! ».

  • Oui c'est la seule sur laquelle soient alignées trois lames.... Qu'est ce qui est écrit sous ces lames ?

Juan-Carlos lut les noms affichés sur la crédenciale.

  • Elles sont posées sur les villes de « San Juan de Ortega » pour la lame numéro neuf, « Portomarin » sous la lame numéro sept et ... Qu'est ce qui est écrit sous la lame numéro six ?

Un jeune jars à l'oeil plus acéré répondit.

  • « Tournon d'Agenais ».

  • « Tournon d'Agenais » ! où est ce que c'est ?

Cécile répondit.

  • C'est une bastide française qui se trouve sur le chemin entre Rocamadour et Saint-Jean-Pied-de-Port, en Aquitaine.

Le Grand-Jars exultait visiblement ravi que l'assemblée ait déchiffré l'énigme du crieur.

  • Quels sont ceux d'entre vous qui détiennent les lames 6,7 et 9 ?

 

Cécile sentit un long frisson parcourir son échine. Elle leva la main. A côté d'elle Javier le père de Meritxell levait son abak. Le Grand-Jars se trouva pris au dépourvu et hésita un instant en constatant que Cécile était représentée par ses deux lames. Il hocha doucement la tête en souriant dans sa barbe et prononça la formule rituelle.

  • Selon la tradition les lames dévoilées par la règle jakin sont désignées par l'assemblée des maîtres jars pour ramener Bohor ... Hum! Je félicite notre soeur Cécile et notre frère Javier pour l'honneur qui leur est fait.

 

 

 

 

****

 

 

 

Cécile et Javier se trouvaient avec le Grand-Jars dans le bureau de ce dernier.

  • Vous avez compris que notre discussion est confidentielle. Vous avez entendu les murmures tout à l'heure lorsque j'ai prononcé la phrase rituelle.

Javier se racla la gorge.

  • Je les ai entendus et je les approuve.

  • Comment cela tu les approuves !

  • Oui je les approuve parce que je ne suis pas d'accord avec la tournure que prennent les événements... et je ne suis pas d'accord avec toutes les décisions qui viennent d'être prises.

Cécile retenait sa respiration. Elle sentait l'atmosphère se charger d'électricité mais le Grand- Jars réussit à surmonter sa colère et à garder son calme. Il serait avec force l'aiglon qui ornait sa cane d'if. Sa voix était devenue blanche.

  • Explique toi ! Nous ne pouvons pas entreprendre la quête si nous sommes divisés.

Javier avait le visage fermé. Sans accorder un regard à Cécile il dit.

  • Cette française débarque au conseil sans que nous en soyons avisés, elle est intronisée contre l'avis de plusieurs autres jars, elle détient deux lames, ce qui est contraire à la tradition et elle se retrouve lancée dans la grande quête alors qu'elle est la moins expérimentée des oisons du chemin. Ça fait beaucoup trop de choses !

  • Nous n'allons pas revenir sur la désignation de Cécile au conseil. La règle jakin l'a choisie comme elle t'a choisi parce que vous êtes les élus. Ce n'est pas moi qui l'ait voulu, c'est notre Mère.

  • Nous valons ce que valent nos lames, à conditions de savoir les utiliser. Et cette oiselle ne vaut rien!

  • Et alors ! Il n'est dit nulle part que ces pouvoirs auxquels tu tiens tant, sont la clef du succès de la quête.

  • Je peux parler ?

Les deux hommes se tournèrent surpris vers Cécile.

  • Parce que à vous entendre je n'ai pas l'impression que mon avis vous intéresse !

Le Grand-Jars dissimula un sourire sous sa barbe.

  • Je t'en prie, dis ce que tu as à dire.

  • Je crois comprendre que monsieur l'espagnol - elle appuya sur le mot – n'a pas envie de faire équipe avec une faible jeune fille incompétente. Personnellement travailler avec un gros macho ne m'enchante pas non plus !

Javier , surpris, lâcha dédaigneux.

  • Vous ne savez pas ce que vous risquez en vous mêlant de cette affaire.

  • Oh si je le sais! ce sont mon père et mon oncle qui ont été torturés et assassinés... Votre réflexion est particulièrement mal venue.

Le jars ne savait quoi répondre, Cécile continuait.

  • Si je participe à cette quête, et c'est à moi de le décider, je le ferais par respect pour mon père et mon oncle. Je sais parfaitement que mes lames ne me seront pas d'une grande utilité, c'est pour cela que j'aurais voulu être aidée par d'autres maîtres jars.

Elle se tourna vers le Grand- Jars.

  • Est ce que c'est possible ?

  • Il n'y a aucune raison pour que ça ne le soit pas. A qui tu penses ?

  • A dire vrai je ne connais que Juan-Pedro en qui j'ai toute confiance ... et puis le français Jean-Jacques, qui est presque de chez moi. S'ils sont d'accord bien sûr. - elle se tourna vers Javier – et si monsieur est d'accord.

Javier Baigori fit la grimace.

  • Tu as le droit de savoir ce que je pense puisqu'on va passer du temps ensemble.

Le Grand- Jars rajusta ses petites lunettes rondes sur son nez.

  • Dans ces conditions et avant d'informer Juan-Pedro et Jean-Jacques il faut que je vous entretienne du « livre des traditions ». Vous allez connaître "l'écoute de la loge mère".

     

Le Grand-Jars avait sorti un vieux livre à la couverture de cuir fauve, sur laquelle le titre se détachait en lettres dorées: « les contes de ma mère l'Oye ».

  • C'est un exemplaire de la première édition du « livre des traditions ». Le manuscrit original fut celui écrit par le crieur en 1316. Lorsqu'il a été rédigé, l'inquisition se mettait en place et brûlait les ouvrages jugés sacrilèges,c'est à dire à peu près tout... Nous avons sauvé le « livre des traditions » en le racontant à nos enfants pendant près de trois siècles sous forme de contes.

Il marqua une longue pause. Des souvenirs de veillées devant la cheminée avec sa mère assaillirent Cécile.

  • Lorsque les persécutions dont nous étions victimes se sont calmées, les maîtres jars ont décidé de diffuser le livre.

  • Perrault était un jack ? - Demanda Cécile -

  • Non, mais nous l'avions rallié à notre cause ... sans trop lui en dire ! Son frère était architecte du roi et nos talents de bâtisseurs lui ont plus d'une fois sauvé la mise. Les contes avaient été écrits en français, il fallait les conserver dans leur pureté, pour ne pas altérer les secrets qui pouvaient y être cachés ...

Le Grand-Jars tendit le livre à Javier qui l'ouvrit avec précaution. Les feuilles de vélin, d'une superbe couleur ivoire, étaient d'une finesse et d'une souplesse extraordinaire. Le jars tourna quelques pages puis le donna à Cécile en bougonnant.

  • Je ne comprends pas le français !

  • C'est peut être pour ça que vous ne les aimez pas. - Répliqua Cécile d'un ton acide. - Ce n'est pas grave, c'est un travail d'équipe.

  • Je demanderai à ma fille de m'aider, elle a vécu pendant trois ans en France.

Il se tourna vers le Grand-Jars .

  • Si c'est possible naturellement, de se faire seconder par une oiselle.

Juan Antonio leva les yeux au ciel.

  • Une seule chose importe : Retrouver Bohor sans que le malheur ne s'abatte sur les nôtres.

Cécile montra le livre.

  • Si vous nous expliquiez ce que nous devons faire avec ça.

  • Excuse moi, j'aurais dû commencer par ça. Lors de la grande révolte,,,

  • Quelle révolte ?

  • La révolte de 1314, après l'exécution du Grand Maître des templiers, nous avons compris que nous étions les suivants sur la liste du roi de France et nous avons abandonné les chantiers ... Le Grand-Jars d'alors, sachant que nous étions à la fin d'un cycle a décidé de placer Bohor en lieu sûr. Il a codé l'emplacement sur trois tesselles de terre cuite qui furent confiés à trois maîtres. Il leur demanda de les dissimuler en des lieux secrets, à l'épreuve du temps. Lorsque les maîtres furent partis, il se sacrifia pour que son secret disparaisse avec lui.

  • Il s'est suicidé ?

  • Si l'on veut ... Il s'est retiré dans un autre plan.

  • J'ai des difficultés à comprendre.

  • En termes simples, il s'est plongé volontairement dans ce que les hommes d'aujourd'hui appellent un coma irréversible.

  • Ah ! ... et les trois maîtres ?

  • Les trois jars, chacun de leur côté, mirent en sûreté les plaques qui leur avaient été confiées quelque part sur le chemin. À leur retour ils ont rédigé trois contes incorporés au « livre des traditions ». Lorsqu'ils eurent terminé leur ouvrage ils burent un élixir d'oubli s'enfermèrent chez eux jusqu'à leur mort.

Cécile ouvrait des yeux effarés. Le Grand-Jars continuait.

  • Les crieurs du temps se transmettent le secret des contes depuis plus de sept cents ans. Ils attendaient le réveil de la Vouivre.

     

     

La jeune française tournait les pages avec précaution, émerveillée par certaines enluminures d'une fraîcheur déconcertante.

  • Pourquoi avoir dit que nous devrions être à l'écoute de la loge mère.

  • En vieux français l'oie se disait autrefois l'oge ou l'oga. Quand tu comprends que «  la mère l'oie », ce n'est pas « l'amère loi » mais la « mère l'oge » ou plus exactement « la loge mère » tu as un bon aperçu de ce qu'est la « langue des oisons ».

    Cécile hochait la tête en écarquillant les yeux. Elle reprit ses esprits et demanda.

  • Il y a dix contes , quels sont les bons ?

  • Je n'en sait rien – concéda le Grand Jars – mais cela doit avoir un rapport avec vos lames.

  • Avec les pouvoirs des lames ?

  • Pas forcement. N'oublie pas ton rêve... Le tarot est le complément du « livre des traditions », comme il était le complément du jeu de l'oie. Les uns ne vont pas sans les autres.

  • Est ce que vous pouvez m'en dire plus sur ces jeux Grand-Jars ?

    Le vieil homme lissa sa barbe et vint s’asseoir en face de Cécile. Il fit un signe à Javier qui vint les rejoindre.

  • Ça va être un peu long mais je crois que c'est nécessaire.

19 février 2021

Chapitre 19

Alex était heureux d'arriver au terme de cette étape de près de trente kilomètres. Il souffrait des épaules, irritées par les bretelles de son sac et il songea pour la millième fois qu'il ferait bien d'alléger sa charge de quelques kilos.

Une vilaine usine aux murs tagués de poèmes annonçait l'entrée de Najera. Des faubourgs de la ville se dégageait une morosité sans nom, immeubles tristes le long d'une chaussée au revêtement défoncé, rares magasins offrant des devantures sales et sans attrait...

Un pont récent enjambait la Najerilla pour accéder aux vieux quartiers.

Dès son franchissement l'ambiance changeait du tout au tout et Alex retrouva à cet instant un peu de l'esprit qui l'avait séduit à Estrella et à Logroño. Une place, tout en longueur, longeait la rive gauche de la rivière. Des parasols colorés ponctuaient les terrasses des bars où les clients profitaient des derniers rayons du soleil.

 

Au détour d'une rue il reconnut les bâtiments massifs d'une ancienne commanderie templière facilement identifiable par sa tour octogonale.

Le jeune professeur resta un long moment à contempler le vénérable bâtiment. Il songeait aux révélations que lui avait faites Meritxell. Il ressentit un pincement au creux de l'estomac mais son esprit revenait sans cesse aux templiers et au cortège de fantasmes que véhiculait leur histoire.

Tout était pourtant si simple ! Il se souvenait parfaitement de la façon dont l'un de ses professeurs d'histoire du moyen âge résumait la situation.

 

" Un obscur seigneur champenois un peu bigot, Hugues de Payns participe à la première croisade. Il reste à Jérusalem au côté de Godefroy de Bouillon. À la mort de ce dernier il décide de se consacrer à Dieu sous la règle de Saint Augustin, il fait voeux de pauvreté, de chatesté et d'obeissance ... bientôt suivi dans sa démarche par huit autres nobliaux. Mais comme ce petit monde s'ennuie ferme entre les prières qui rythment la journée et qu'ils ne savent vraiment faire qu'une chose, se battre, ils décident de tuer le temps en surveillant les voies d'accès aux lieux saints. Ils ne portent aucun signe distinctif et font un bon boulot qui plaît au roi. Il leur offre donc asile dans son propre palais et demande aux chanoines de Saint Augustin de leur faire un peu de place. Comme ces derniers occupent la partie du palais proche du Temple on appelle les neuf chevaliers les "pauvres soldats du Temple" ... Voilà, c'est tout, pas de trésor, pas de mission secrète, rien ...."

Une croix pattée était encore visible dans l'angle nord de la tour. De l'index Alex parcourut son contour adouci par les ans.

" Neuf années de galère, de petits boulots, sous la férule d'Hugues de Payns qu'ils ont choisi pour supérieur régulier mais ils s'aperçoivent un beau jour qu'ils ne respectent pas la règle des augustins qui proscrit l'usage des armes ... Alors ils demandent au nouveau patriarche de Jérusalem une règle qui leur soit propre. Ce dernier en réfère au Pape qui demande à voir les impétrants. Jugeant la requête légitime il fait rédiger la nouvelle règle par le spécialiste de ces choses là, Bernard de Clairvaux .... "

 

Une fois de plus rien d'ésotérique dans tout cela. Une suite logique d'évènements presque banaux...

 

Alex s'éloigna à regret du vieux bâtiment qui éveillait en lui des souvenirs anciens. Il se dirigea d'un pas traînant vers la Najerilla.

Le jeune homme déposa son sac dans l'herbe au bord de la rivière et s'allongea en contemplant les longues branches souples des saules qui balançaient au rythme de la brise.

Depuis toujours il se refusait de voir derrière les actions des hommes autre chose que des suites d'évènements logiques ... Pourquoi nos ancêtres auraient ils été fondamentalement différents de nous ? Les Templiers n'étaient pas différents des "chevaliers teutoniques, des chevaliers de Saint Jean, de Calatrava ou de Saint Jacques ....L'image de la bohémienne vint se superposer à celle des anciens chevaliers. Qui était elle ? Sa raison lui dictait de ne plus se mêler de cette histoire puisqu'on ne voulait pas de lui ... mais sa curiosité naturelle, celle qui l'avait poussé à choisir le métier d'historien, lui susurrait que, sous un fatras de superstitions, il y avait, peut être, des vérités cachées et les ignorer aujourd'hui serait la pire des erreurs... Il ferma les yeux et s'endormit.

 

 

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Lorsqu'il se réveilla le soleil disparaissait derrière les collines qui entouraient la ville. Alex se rechaussa, enfila son sac et se mit à la recherche du gîte communal.

Il répétait mentalement le bilan de ses préoccupations du moment, choisir un lit, prendre une douche, faire une lessive ... quand son sang ne fit qu'un tour.

Attablé à la terrasse d'un café, Carlos, le félon, dégustait une grande bière pression en compagnie de deux demoiselles.

 

Le canarien ne vit pas Alex bondir, mais le regard effrayé de l'une des deux filles l'alerta. Il ne put esquiver la masse du français qui s'affala sur lui de tout son poids. Carlos était athlétique mais une rage folle s'était emparée du français. Il saisit le canarien par le col et s'apprêtait à lui coller la plus belle raclée de sa jeune existence quand il sombra dans un grand trou noir.

 

Lorsqu'il ouvrit les yeux Alex était allongé sur la moleskine usée d'une banquette de bar. Une jeune fille passait une serviette humide sur son visage tandis qu'un petit homme l'observait inquiet derrière une grosse moustache et des sourcils broussailleux. Celui ci donna libre cours à sa colère au travers d'une bordée d'invectives.

Les connaissances en espagnol d'Alex étaient toujours aussi limitées. Il murmura en se redressant.

  • Désolé je ne comprends rien !

La jeune serveuse traduisit.

  • Le patron dit qu'il va appeler la police, que vous avez cassé du matériel et fait fuir tous les clients.

Alex se massait douloureusement l'oeuf de pigeon qui poussait sur le sommet de son crâne.

  • Dis lui que je suis vraiment désolé et que je vais rembourser les dégâts.

Dès qu'elle eut traduit, la mine du patron se fit plus avenante. Il se lança dans une longue phrase dont Alex ne comprit pas un mot.

  • Il veut savoir pourquoi vous avez agressé ce garçon et pourquoi il s'est enfui lorsque vous avez été hors d'état de vous défendre. Il dit aussi que c'est pour cela qu'il n'a pas appelé tout de suite la police. Si ce garçon avait été honnête il ne se serait pas sauvé.

  • Merci.... Ce salopard a agressé une jeune femme à Estrella, une de mes amies.

La phrase fit son petit effet car l'attitude du patron et des quelques personnes rassemblées autour de la table changea immédiatement. Alex profita de l'émotion pour demander des informations sur Carlos et les jeunes filles qui l'accompagnaient. Personne ne connaissait le canarien. Ce n'était pas le cas des demoiselles qui traînaient derrière elles des réputations peu flatteuses.

Alex régla son dû au patron et partit à la recherche d'une pharmacie.

 

Une croix verte clignotait au bout de la rue. Il cessa un instant d'élaborer des plans de vengeance machiavéliques pour s'interroger sur la traduction de « mal de tête » en espagnol.

Dans l'officine une charmante laborantine l'accueillit avec un grand sourire. Alex expliqua ses ennuis en français puis en anglais, mais devant les yeux effarés de la jeune fille, il se résolut à reinventer le langage des signes. La demoiselle suivait avec attention son manège quand son portable sonna. Elle lui fit un petit geste de la main pour qu'il patiente.

Elle pianotait avec dextérité et ses longs doigts fins rappelèrent à Alex l'épisode de Puenta-la-Reina quand Meritxell appelait son père. Une chaîne diabolique se forma dans son esprit : Meritxell, Carlos, téléphone, écoute téléphonique ... en sortant de la pharmacie avec ses cachets contre la migraine le jeune homme souriait. Il tenait sa vengeance.

 

Alex savourait une bière à la terrasse d'un café de la Calle Major en répétant mentalement le scénario qu'il avait mis au point. Quand il se sentit prêt, il alluma son téléphone portable.

Le dernier numéro utilisé était, comme il s'y attendait, celui du domicile de Meritxell. Alex attendit que quelqu'un décroche.

  • Holla !

La voix de femme avait les mêmes intonations chaudes que celle de Meritxell. Il s'agissait peut être de sa mère. Elle prononça une phrase à laquelle le français ne comprit rien.

  • Holla - répondit Alex, puis avant que son interlocutrice ne puisse l'interrompre il lâcha d'une traite – Est ce que vous avez eu Carlos au téléphone ? je voudrais que vous le remerciez d'avoir prévenu les jars de Logroño. Sans lui on était dans de beaux draps. Tout c'est déroulé comme prévu. J'espère qu'il profite bien de l'argent qu'il a réussi à leur soutirer. Hasta luego !

En raccrochant Alex espérait que son téléphone était bien sur écoute.

 

Il commanda une autre bière, une assiette de jambon cru et observa les passants de plus en plus nombreux à cette heure tardive.

Alex se promena longtemps entre la « plaza de la Estrella » et la « plaza Navarra » où battait le coeur de la vieille cité. Il n'était pas pressé de retrouver le refuge des pèlerins.

19 février 2021

chapitre 18

L'adjudant Guilbert se présenta au secrétariat de l'université d'histoire de Bordeaux-3. Une jeune secrétaire s'approcha, impressionnée par l'uniforme.

  • Vous cherchez quelque chose monsieur ?

  • Oui, je cherche le bureau du professeur Cillero. J'ai rendez-vous avec elle.

  • Attendez je vais voir. Elle doit se trouver dans la salle des professeurs.

La secrétaire revint presque immédiatement.

  • Madame Cillero vous attends salle 211, deuxième porte à gauche en sortant..

 

Un charmante dame brune d'une quarantaine d'années l'attendait.

  • Madame Cillero ? - Elle lui tendit la main.- Je suis l'adjudant Guilbert.

  • Bonjour monsieur que puis je pour vous ? Je ne vous cache pas que j'ai été surprise de votre coup de fil hier... C'est au sujet des cagots d'après ce que j'ai compris.

  • Exactement. Nous sommes confrontés à une affaire étrange.

En quelques mots l'adjudant fit un résumé de la situation. La professeur l'écoutait. Lorsqu'il évoqua les tortures et les pieds percés elle frémit écœurée.

  • De nos jours ! - murmura t'elle – quelle barbarie.

  • Nous ne disposons d'aucun élément sur les cagots. Pour tout dire, nous ignorions jusqu'à leur existence et nous aurions besoin de vos lumières.

La professeur proposa une chaise au gendarme. En parlant elle jouait avec son stylo qu'elle faisait tourner entre ses doigts comme une étudiante.

  • Nous ne savons pas grand chose sur les cagots, quelques bribes d'histoire par ci par là. Dans de vieux textes, sous diverses appellations.

Le gendarme notait les propos sur un carnet, il releva la tête.

  • Quels sont les autres noms sous lesquels ils sont connus ?

  • C'est très varié. On trouve les noms de « crestias », « crétins », « capots », « cagots », « agots » ou « gézites » et des déformations locales de ces différentes dénominations.

  • D'où viennent ils ?

La professeur eut un geste d'ignorance.

  • On ne sait pas. Certains parlent de marginaux qui vivaient dans les bois à l'écart des villages, d'autres des descendants de wisigoths ou de vikings, d'autres enfin de maures vaincus par les armées de Charlemagne ... Ils étaient accusés de véhiculer la lèpre ce qui explique le mot de « gézites » emprunté à un épisode de la bible. Les mots de « crestias » ou « cagots » ont des étymologies plus ou moins fantaisistes qui varient en fonction de la thèse que l'on veut promouvoir. Une théorie les présentent comme les descendants de lépreux.

  • Pourquoi ?

  • Cette maladie était fréquente à l'époque des croisades. Les lépreux étaient tenus à l'écart de la population à l'extérieur des villages.

  • On connaît les cagots depuis quelle époque ?

  • Ils apparaissent dans les premiers textes au début du 11ème siècle.

Chaussant ses lunettes elle compulsa un petit carnet.

  • Un cartulaire de Lucq de Béarn mentionne les « chrestiàas » en l'an 1000 exactement. Un siècle et demi plus tard les fors de Navarre, sortes de chartes locales, confondent les mots « lépreux » et « gaffots » mais c'est en 1291 que le concile de Nogaret officialise le mot et impose le port d'une marque rouge sur la poitrine. La fameuse patte d'oie.

  • Une marque visible cousue sur le vêtement ! C'est l'ancêtre de l'étoile jaune !

  • Exactement ! Et la suite de leur histoire ne fut que brimades et vexations. Un peu plus tard, Philippe le Long, le fils de Philippe le Bel, à l'exemple de ce que son père avait fait avec les juifs, ordonna l'extermination des lépreux et la confiscation de leurs biens. Les cagots ne durent leur survie qu'à la protection des seigneurs locaux qui avaient besoin de leur savoir-faire dans le domaine du bâtiment.

  • Pourquoi ces gens là ont ils justement choisis les métiers du bâtiment ?

  • Parce que le bois et la pierre étaient réputés ne pas transmettre la lèpre.

  • Cette marginalisation va continuer longtemps ?

  • Au 15 et 16ème siècles, plus rien ne leur est épargné. Ils vivent à l'extérieur des villes, sont parqués dans les églises et enterrés hors des cimetières. Tenez j'ai là une liste des interdits auxquels ils étaient soumis à la fin du 15ème siècle dans la région de Moumour dans le Gers.

La professeur Cillero tendit un bristol , l'adjudant la lut puis s'arrêta songeur.

  • Ça ressemble à une liste à la Prévert ... Pourquoi cette interdiction d'aller pieds nus ?

  • Sans doute pour ne pas transmettre la lèpre. Toute infraction pouvait être punie du percement des pieds par un fer porté au rouge. Ces menaces n'étaient pas des menaces en l'air puisqu'au 17ème siècle un cagot de Moumours a eu les pieds percés pour avoir voulu cultiver un lopin de terre. En d'autres lieux ils avaient d'autres interdictions comme celle de se rendre dans la montagne.

  • Dans les Pyrénées ! C'est ahurissant ... Cette mise au ban de la société a duré jusqu'à quelle époque?

  • Pour faire simple je dirais la guerre 14-18. Il y a eu des soubresauts au 18ème et à la révolution. Mais c'est la grande guerre qui a définitivement racheté les cagots aux yeux des français. Et encore !

  • Vous faites bien de dire « et encore » parce que j'ai vu des gens lors de l'enquête qui considéraient leurs descendants avec un mépris manifeste.

La professeur refermait son carnet.

  • Ça ne m'étonne pas, les préjugés ont la vie longue à la campagne.

  • De toutes les théories que vous connaissez, laquelle vous semble la plus crédible ?

La professeur réfléchit un instant les yeux dans le vague.

  • À vrai dire aucune ... Il n'y a aucune raison pour qu'un soldat de retour des croisades avec la lèpre devienne charpentier. Il n'y en a pas plus pour que des wisigoths ou des vikings qui n'ont jamais rien construit là où ils vivaient se découvrent des talents de bâtisseurs.

  • Vous semblez attacher de l'importance à cette particularité.

  • Laquelle ?

  • Au fait qu'ils soient des bâtisseurs.

Elle retira ses lunettes, les posa sur la table et recula sa chaise.

  • Le moyen âge est mal connu des français. Il faut imaginer que le pays fut à cette époque un immense chantier de construction et qu'en deux siècles il y eut plus de pierres taillées et assemblées qu'en 4000 ans d'histoire égyptienne. Le moyen âge est un véritable « âge de la pierre » dans le sens le plus noble du terme ... et les cagots sont liés à cette histoire d'une façon que nous ignorons.

  • Vous n'avez pas répondu à ma question professeur.

  • C'est exact ! Disons que je pencherais pour des autochtones pyrénéens appartenant aux confréries de bâtisseurs et liés d'une façon ou d'une autre aux Templiers ....

  • Qu'est ce qui vous fait dire ça ?

  • La patte d'oie ! c'est l'un des nombreux signes liés aux guildes de bâtisseurs d'avant le 13ème siècle. On la trouve sur des monuments bien antérieurs. Or au tout début du 14 ème siècle, tout de suite après l'exécution des dignitaires du Temple ce signe cesse d'apparaître. A partir de cette date la « patte d'oie » devient une marque de rejet liée aux seuls cagots.

  • Pourquoi ? Est ce qu'on a une explication ou est ce une pure coïncidence ?

  • On ne le sait pas, je ne crois pas aux coïncidences .... pas sur les centaines de chantiers qui étaient en cours et qui se sont arrêtés du jour au lendemain. Il s'est passé quelque chose que nous ignorons entre 1300 et 1320. Quelque chose qui a changé la face de l'histoire de France et de l'Europe entière....

 

 

 

Rappel (extrait) au chrestian Raymond et à sa famille des contraintes pesant sur eux en vertu de l'ancienne coutume (Extraits des Archives départementales des P-O, E1768, folio 228 V°)

 

  • Il est défendu aux cagots d'élever du bétail ou d'être laboureurs. Ils peuvent selon l'usage n'être que charpentiers;

  • il leur est défendu de se promener déchaussés au milieu des gens de la ville;

  • ils ne peuvent entrer au moulin pour moudre le blé, mais doivent déposer le sac devant la porte;

  • ils peuvent demander l'aumône et faire la quête accoutumée de maison en maison, vu leur état de cagoterie;

  • quand ils vont travailler à la ville, ils emporteront leur tasse, afin de ne contaminer personne et n'entreront boire en aucun lieu de la ville;

  • ils sont tenus de travailler pour les habitants de Moumour avant les autres, et à un prix raisonnable;

  • ils ne peuvent laver aux fontaines publiques ni autres lavoirs;

  • ils ne peuvent aller danser avec les habitants de la ville.

     

    Signé en 1471 par le baile de Moumour en Béarn

     

 

 

 

 

****

 

 

 

Graziela, la cartomancienne, poussa lentement le portillon rouillé. Un grincement lugubre comme une plainte d'enfant retentit dans la ruelle vide. La gitane referma avec soin la barrière et s'avança au milieu des herbes folles et des buissons de ronces. Le terrain semblait à l'abandon mais des herbes couchées traçaient un sentier vers l'inextricable forêt vierge qui occupait l'espace à quelques mètres de là.

Derrière un écran de figuiers et d'arbustes touffus, une clairière plantée d'orangers, de citroniers et de mille fleurs plus parfumées les unes que les autres s'offrait à la vue de celui qui s'aventurait en ce lieu. Le spectacle était étonnant en ce début d'automne alors que les trottoirs de la ville, jonchés de feuilles mortes respiraient une infinie mélancolie. C'était un jardin hors du temps, une portion de printemps au milieu de l'automne, une bulle d'ailleurs ....

Sur la branche la plus basse d'un figuier une fée était assise en grande discussion avec deux nains. Les trois petits êtres vêtus de couleurs chatoyantes babillaient comme des nourrissons. La fée agitait ses ailes diaphanes en faisant des grands gestes avec les mains. Quans son regard rencontra celui de Graziela elle se tut brusquement. Les deux nains tournèrent leurs longs nez vers la gitane qui leur sourit d'un sourire las. Tandis qu'elle avançait, les petits êtres se taisaient, comme des enfants dans une cour de récréation à l'approche du maître d'école.

 

Au milieu de la clairière une roulotte de bois était posée sur des moellons mal équarris. Un perron protégeait les quelques marches qui donnaient accès à l'intérieur. L'ensemble était peint de couleurs vives, rouge, jaune, vert qui s'harmonisaient avec l'ambiance champêtre de la clairière. Des rideaux de crotone blanc occultaient les fenêtres.

La porte n'était pas vérouillée ....

 

L'intérieur de la roulotte était à l'image de l'extérieur, une bonbonière colorée dans laquelle se pressaient des meubles de bois peint, des tapis, des coussins et des tables basses couvertes de bibelots anciens. Les objets étaient simples, sans fioriture, pourtant il flottait dans la pièce une atmosphère orientale. Peut être était ce une harmonie de couleur ou un entrelacs aux courbes inhabituelles...

Graziela alluma des batonnets d'encens qu'elle disposa dans trois coupes pleines de sable noir. Puis elle se dirigea vers un minuscule secrétaire rouge et or, dont elle ouvrit précautionneusement les deux portes en tirant sur des poignées d'ivoire.

Une statuette d'environ trente centimètres recouverte d'un tulle sombre occupait la partie centrale du meuble. Elle la retira avec un soin infini comme s'il s'agissait d'un enfant et la posa sur la table basse au milieu de la pièce. Elle disposa l'encens en triangle autour de la statue qu'elle découvrit avec précaution, dévoilant une vierge noire avec un enfant dans les bras. La statuette sculptée dans un bois foncé paraissait très ancienne, les plis de sa robe et les traits de son visage évoquaient les sculptures antiques. Il s'agissait plus d'une Isis sombre que d'une vierge chrétienne....

 

Graziela se mit à genoux face à la madone et ferma les yeux, laissant les vapeurs parfumées envahir ses poumons et son esprit. La bohémienne médita ainsi plus d'une heure. Les bâtons d'encens avaient cessé de se consummer depuis longtemps quand elle tendit les bras et saisit la sculpture par le socle.

Une très légère chaleur émanait de la vierge sombre dont les yeux de pierre noire scintillaient dans la semi obscurité. Puis la chaleur remonta le long des bras de Graziela et gagna tout son corps.

Bientôt les deux femmes furent enfermées dans un même hallo doré.

Les traits de la gitane se détendirent et, les yeux toujours clos, elle prononça quelques mots dans une langue oubliée des hommes.

  • Qu'il en soit ainsi, puisque l'heure est venue.

     

 

****

 

 

  • Allo, Adjudant Guibert ?

  • Oui madame à qui ai je l'honneur ?

Le gendarme avait décroché le combiné poussiéreux posé sur le bord d'un bureau passablement en désordre. Une voix féminine répondit.

  • Le professeur Cillero. Le professeur que vous avez rencontré à Talence. Vous vous souvenez ?

En réponse à sa question la professeur entendit un éclat de rire.

  • Je suis gendarme madame mais tout de même ! Qu'est ce qui me vaut le plaisir de vous entendre. ?

  • Quand vous m'avez quittée, je me suis replongée dans mes notes et je suis tombée sur un document que j'avais photocopié il y a quelques années déjà. Il me paraît important parce qu'il aborde le problème de la répartition des cagots au niveau géographique.

L'adjudant s'était emparé d'un bloc de feuilles et d'un stylo.

  • Est ce que vous pouvez m'en dire davantage au téléphone ?

  • Tout à fait ! Si vous voulez je peux également vous l'envoyer sous forme de fichier, si vous me laissez votre adresse mail.

  • Avec plaisir. Mais si vous pouviez m'éclairer en quelques mots maintenant.

  • Voilà, toutes les cartes de répartition que nous étudions sont centrées sur l'Aquitaine. Mais c'est ignorer totalement la présence des cagots sur le versant espagnol des Pyrénées. Vous me suivez ?

  • Tout à fait professeur.

  • Or sur le versant espagnol, ils étaient connus sous le noms de « malditos » ou « agotes » et on les rencontrait, comme le montrent les archives de l'inquisition, pratiquement jusqu'en Galice. C'est à dire sur une aire de répartition bien plus vaste que du côté français.

  • C'est intéressant effectivement ...

Le gendarme réfléchissait. La professeur Cillero poursuivait son idée.

  • J'ai pensé, même si cela dépasse mon niveau de compétence, que si votre meurtre avait une connotation satanique ou sectaire, il serait peut être judicieux de voir si du côté espagnol il ne se passait pas également des choses étranges.

  • Vous avez parfaitement raison ... si vous vous ennuyez sur le campus on est prêt à vous trouver du travail ici !

 

Cartulaire de l'abbaye de Lucq-de-Béarn, copie de 1626

Bibliothèque nationale, collection Baluze, n°74, folio 59

 

Temporibus Lupi Aneri vice comitis Oloronensis fuit quidam miles Garsias Galinus nomine qui dedit Sancto Vincentio terram quam possidebat, id est duas villas, una qua appellatur berdez, altra quo vocatur Aoss cum uxore sua et filio suo sanctio Galino et filia sua benedicta nomine, qui ob remedio animarum suarum obtulerunt se domino et Sto Vincentio cum omni honore suo et omnibus appendiciis suis et postea perpetualiter confirmaverunt. Postea, ipsa benedicta volens accipere maritum in Prexao, cum consensu abbatis et seniorum Sti Vincientii, dedit unam nassam in Prexao et unum Christianum qui vocatur Auriolus donatus.

 

Traduction : du temps de Loup Aner, viconte d'Oloron, était un certain chevalier, du nom de Garsias Galin, qui donna à Saint-Vincent la terre qu'il possédait, c'est à dire deux fermes, l'une qui s'appelle Berdez et l'autre Aoss. Ce dont fut fait aussi par sa femme, par son fils Sanche Galin et sa fille Bénédicte. Pour le salut de leurs âmes, ils s'offrirent au Seigneur et à Saint Vincent, avec tous leurs biens et toutes leurs dépendances, et par la suite ils confirmèrent leur don à perpétuité. Ensuite, la même Bénédicte voulant se marier à Préchac, avec le consentement de l'abbé et des anciens de Saint Vincent, donna une nasse à Préchac et un « crestian » appelé Auriol Donat.

texte daté de l'an mil environ

 

10 février 2021

chapitre 17

Juan-Pedro et Cécile s'arrêtèrent devant une lourde porte au milieu d'un petit couloir faiblement éclairé.

  • Voilà ta chambre. Tu la partages avec la fille d'un jars d'Atares.

  • Je voudrais aller en ville pour faire quelques achats. Tu crois que c'est possible ? Je n'ai plus rien à me mettre. Je suis partie de chez moi en catastrophe.

  • Oui bien sûr. Tu as de l'argent ?

  • Un peu, suffisamment pour quelques vêtements.

  • Je te retrouverai pour la « cena », n'oublie pas.

  • À quelle heure ?

    Le jars la regarda avec surprise. Il montra son poignet nu.

  • Je ne sais pas, Juan-Carlos lancera l'appel... euh vers la mi-après-midi...

    Cécile fit un petit calcul de tête.

  • Vers seize heures ?

  • Oui ... sans doute - Juan -Pedro tourna les talons – à tout à l'heure.

 

Cécile pénétra dans la chambre, une cellule aux murs aveugles. Deux lits taillés à même la roche, recouverts de matelats de laine, occupaient les côtés de la pièce. Sur une table massive un chandelier projetait sur les murs une lumière dansante.

 

Une jeune femme était allongée sur l'un des matelats, elle ne dormait pas et ses yeux grand ouverts scrutaient le plafond avec intensité.

  • Hola !

Murmura Cécile du bout des lèvres ne sachant si la politesse voulait qu'elle salue la jeune fille ou si elle devait la laisser à sa méditation. Celle ci tourna la tête dans sa direction.

  • Hola !

Une larme brillait au coin de son oeil.

  • Bonjour je m'appelle Cécile ... je viens d'arriver.

La jeune femme essuya négligemment ses yeux avec sa manche.

  • Bonjour, moi c'est Meritxell ... tu es venue pour la réunion des lames ?

Cécile hésita un instant.

  • Oui et non. Je ne suis pas venue pour ça mais je crois que je vais devoir y participer ...

En quelques mots Cécile raconta son aventure à Meritxell, venue s'assoir à ses côtés.

  • Ne t'inquiète pas, ça va bien se passer.

Cécile observait les murs de pierre brute.

  • Il faudrait que j'aille faire quelques achats en ville, est ce que tu veux bien m'accompagner ?

  • Oui ça me changera les idées ... J'ai besoin de voir du monde.

 

En sortant de leur chambre les deux jeunes femmes croisèrent un jars au visage sévère. Agé d'une cinquantaine d'années, un peu plus grand que la moyenne il était aussi brun que Cécile était blonde.

  • Papa !

L'homme se retourna brusquement et dévisagea longuement Cécile sans dire un mot. Cette dernière décocha son plus beau sourire, tout en en articulant son meilleur espagnol.

  • Bonjour monsieur, je m'appelle Cécile.

  • Dans ces murs on parle hargo jeune oiselle.

L'obscurité masqua la subite rougeur qui empourprait le visage de Cécile. Meritxell s'empressa de changer de sujet.

  • On va faire des courses en ville.

Le jars grommela en s'en allant.

  • Tu es une grande fille !

Dès qu'il se fut éloigné, Meritxell dit à voix basse.

  • Ne fais pas attention, il est soucieux en ce moment ...

  • Il a un drôle de caractère !

Un sourire glissa sur les lèvres de l'espagnole.

  • On peut dire ça, c'est vrai... quand on ne le connaît pas vraiment - puis dans un soupir – on le dit aussi quand on le connaît bien.

 

Dans la rue la pluie avait cessé. Les pavés scintillaient comme des pierres précieuses, reflétant les enseignes lumineuses qui s'allumaient une à une.

  • Tu cherches quoi exactement ?

  • Des fringues, des sous vêtements, des chaussures...

  • Tu te rééquipes complètement.

  • Oui je suis partie sans rien.

 

Les deux jeunes filles approchaient de la Plaza del Mercado à proximité de la cathédrale. Sous les arcades, des boutiques pimpantes exposaient les dernières nouveautés madrilènes.

En pénétrant dans l'une d'entre elles Meritxell se figea devant la porte vitrée.

  • Que se passe t'il ? - demanda Cécile.

  • Tu vois le type en imperméable là bas.

Elle se retourna et montra un homme qui photographiait le portail de la cathédrale.

  • Oui et alors ?

  • J'ai l'impression qu'il nous observe.

Cécile entra d'un pas décidé dans le magasin.

  • On verra s'il est toujours là quand on sortira.

Elle choisit deux jeans, quelques chemisiers, un sweet et sufisamment de sous vêtements pour plusieurs jours.

  • Maintenant, il me faudrait une bonne paire de chaussures et un sac.

Elle posait sa main sur la poignée de la porte mais Meritxell la retint par le bras. Au travers de la vitrine elle lui montra l'homme à l'imperméable qui attendait, assis sur un banc, le regard rivé dans leur direction.

  • Tu vois ! Je suis certaine qu'il nous file.

  • Qu'est ce qu'il nous veut ?

  • D'après toi ? ce qu'ils voulaient à ton père ou à ton oncle ...

  • Mais comment m'ont ils retrouvée ?

  • Ils ont des espions partout.

Meritxell s'était retournée vers la vendeuse qui les observait intriguée.

  • Est ce que le magasin aurait une autre sortie .... dans une autre rue madame ?

  • Oui pourquoi ?

Le ton était soupçonneux.

  • Le mari de mon amie la recherche en ce moment sur la place. Il est terriblement jaloux !

La vendeuse sourit complice.

  • Les maris jaloux n'ont que ce qu'ils méritent. Suivez moi.

Elle les entraîna dans l'arrière boutique puis dans un dédale de couloirs et de pièces encombrées de cartons. Elles débouchèrent enfin dans une ruelle étroite.

  • Vous êtes dans la calle Carnicerias. La Plaza del Mercado se trouve de l'autre côté du pâté de maisons.

  • Merci madame.

  • Bonne chance ! S'il vient dans le magasin je lui dirais que vous êtes parties vers le centre ville.

 

Les deux jeunes filles accélérèrent l'allure. Le bruit de leurs pas résonnait sur les pavés. Au croisement de la calle Sagasta et de calle Carnicerias, elles bifurquèrent vers la droite et ralentirent enfin en reconnaissant la silhouette massive de l'église de Santiago.

  • Tu ne crois pas que l'on devient un peu parano ?

Meritxell reprenait son souffle, appuyée contre la balustrade d'une fontaine. Son regard fixait un point derrière Cécile. Celle ci se retourna. L'homme à l'imperméable approchait.

  • Non je ne crois pas.

     

Cécile serrait ses paquets contre elle. Elle repensa à son père. Ses yeux balayaient l'étroite ruelle tandis que son corps et son esprit se tendaient contre l'homme qui arborait un sourire mauvais.

Il n'était qu'à une dizaine de mètres de la jeune fille, enjambant les contreforts d'un échaffaudage, quand un craquement sinistre retentit. L'individu tourna un regard inquiet vers l'assemblage de tubes qui vacillait. Il fit un pas de côté mais ne put éviter l'effondrement de l'ouvrage. Il poussa un cri avant d'être écrasé par l'enchevêtrement de poutres et de férailles.

Les deux jeunes filles prirent leurs jambes à leurs cous.

 

Quelques minutes plus tard en sécurité dans leur chambre elles se répétaient le fil des événements. Meritxell s'était allongée le regard dans le vague.

  • Je ne sais pas ce que voulait ce type, mais si cet échafaudage ne s'était pas effondré on était mal ...

  • Je ne sais pas si c'est le hasard ... j'ai désiré que tout tombe sur lui.

Meritxell se redressa sur les coudes.

  • Tu l'as vraiment voulu ?

  • Oui ...

Soudain Cécile demanda inquiète.

  • Quelle heure est il ?

Meritxell ne portait pas de montre.

  • Il doit être aux alentours de 16 heures pourquoi ?

  • Juan-Antonio m'a demandé d'être présente pour la « céna1 ».

  • La « céna » ! tu dois te rendre à la « céna »?

Meritxell ouvrait de grands yeux ronds.

  • Oui, qu'est ce que ça a d'extraordinaire ?

  • Seuls les maîtres jars sont conviés à une « céna ».

Cécile sourit en levant les yeux au ciel.

  • C'est un peu compliqué mais je t'expliquerai tout à l'heure. Je suis, plus ou moins, maîtresse-jars.

  • Mais ce n'est pas possible.

  • Pourquoi ?

  • Tu es une oiselle !

  • Ben, on verra bien ... On dîne ensemble ce soir ?

Meritxell ne savait plus quoi dire, elle bredouilla.

  • Oui je veux bien. Euh Cécile ! Tu me raconteras ?

 

 

Cécile surgit dans le bureau du Grand-Jars, les joues rouges d'avoir parcouru quatre à quatre les escaliers de la loge. Juan-Antonio et Juan-Carlos l'attendaient en compagnie de trois jacks habillés de leurs costumes traditionnels. Elle se souvenait avoir vu son père et son oncle ainsi vêtus en de rares occasions, avec des vêtements de laine brune, une capeline de bure et un bonnet écarlate. Tous marchaient pieds nus, la taille ceinte d'une écharpe aux motifs fleuris. Deux d'entre eux étaient minces et fluets, presque graciles, le troisième était trapu, avec des sourcils broussailleux qui barraient son front pratiquement d'une oreille à l'autre.

 

  • Nous sommes en retard Dame oiselle ... Cécile ! mets ça sur ta tête.

Juan Antonio lui tendait un bonnet phrygien rouge vif qu'elle s'empressa de coiffer. À la suite des jars, Cécile parcourut de nouveau des centaines de mètres dans un dédale de couloirs tortueux, de pièces vides et sombres .

Une porte au linteau gravé de runes donnait accès à une vaste salle octogonale éclairée par des candélabres. Une voûte d'arêtes, semblable à celle de la chapelle de Torres del Rio, coiffait la pièce. L'étoile à huit branches se dessinait cinq mètres au dessus du sol en courbes élégantes.

Au centre de la salle, douze jars étaient assis autour d'une grande table ronde, monolithe de schiste noir posé sur cinq piliers de marbre rouge. Les sièges étaient de simples cubes de schiste. D'énormes dalles recouvraient le sol sur lequel glissaient leurs pieds nus . Seul le bruit des cannes résonnait sous la voûte de pierre.

Tous ces hommes se ressemblaient plus ou moins, de petite taille, le teint clair et les yeux gris....

 

Juan Carlos arrêta Cécile et ses trois compagnons avant de pénètrer dans la grande salle.

  • On vous appellera chacun à tour de rôle.

 

Juan Antonio debout sur le seuil de la pièce, observait silencieusement l'assemblée des maîtres-jars aussi immobiles que des mannequins de cire. Son regard clair se faisait plus insistant sur les places vides. Sans un mot il gagna un siège isolé dans un coin de la pièce. Il posa son abak sur ses genoux et lança d'une voix caverneuse.

  • Que rentre celui qui prétend détenir la lame de Duirn.

L'un des jars à côté de Cécile dénuda son genou gauche puis avança dans la pièce en tenant son abak au dessus de la tête. La canne de chêne luisait doucement, le corbeau sculpté sur le pommeau semblait vouloir prendre son envol.

L'emplacement où se tenait le Grand-Jars avait sans doute été défini en fonction de son acoustique car la voix de ce dernier emplissait l'espace avec des sonorités sépulcrales. En martelant les mots il vrillait son regard dans celui de l'impétrant qui baissa immédiatement les yeux.

  • Présente toi.

  • Je suis Jérémie de Montréal.

  • Quel est ton ancêtre ?

  • Lug aux longues mains.

  • De quelle pierre tiens tu ton savoir ?

  • La calcédoine

  • De quelle couleur est ton abraxas ?

  • transparente comme la couleur des hommes.

  • Que signifie elle ?

  • Le blanc est la Lumière primordiale infinie qui suscite « l'incolore » et « l'imperméable »... le blanc contient toutes les réalités apparentes sans que l'on puisse les démêler, la transparence est un blanc devenu perméable ....

Une vague mentale submergea le jeune jars qui vacilla un instant. La flamme des candélabres trembla comme soufflée par un courant d'air. Le Grand-Jars se tourna alors vers les maîtres assis autour de la table.

  • L'un d'entre vous s'oppose t'il à ce que Jérémie représente la Lame de Duirn au conseil d'Hargo.

Tous levèrent leur abak au dessus de leurs têtes.

  • Jérémie, dorénavant tu représenteras la douzième lame, prends place à la table du conseil.

Le nouveau maître jars avait un peu plus de trente ans. Ses yeux clairs cherchaient un soutien. Il avança vers le monolithe sombre comme un gamin intimidé. Jean-Jacques se leva, lui prit le bras et lui dit tout bas.

  • Viens ta place est à côté de la mienne.

 

De nouveau, la voix du Grand-Jars tonna caverneuse.

  • Que rentre celui qui prétend détenir la lame de Nion.

Juan Carlos fit signe à un jars fluet et souriant. Ce dernier dénuda son genou et rentra à son tour en levant sa canne sur laquelle était sculptée une bécassine.

Jaime Lamburu venait de Larrasoaña et descendait de la lignée de Thor. Il maîtrisait les éléments, l'orage, la foudre. Sa voix refletait les sonorités métalliques du tonnerre. Il représentait la treizième lame

Le troisième prétendant, aux sourcils broussailleux, se nommait Jésus. Il venait de Pamplona et représentait la huitième lame. En lui demandant de rejoindre sa place le Grand -Jars lui donna le titre de "Maître de Justice".

 

Enfin vint le tour de Cécile. La jeune fille tremblait quand Juan Antonio l'appela.

  • Que rentre celle qui prétend détenir les lames de Muin et de Ngétal.

Un murmure se fit entendre à cette annonce. Lorsque Cécile pénétra dans la pièce, elle ressentit physiquement l'hostilité de certains maîtres jars et ce qui n'était auparavant qu'un murmure se transforma en bronca quand le Grand- Jars posa la première question.

  • Présente toi.

En parlant Juan-Antonio fixait intensément la jeune fille. Elle répondit d'une voix tremblante.

  • Je suis Cécile de Sordes.

  • Quels sont tes ancêtres ?

Une rougeur subite empourpra la jeune fille.Elle bredouilla.

  • Je ne sais pas.

  • De quelles pierres tiens tu tes pouvoirs.

L'esprit perdu, Cécile jettait des regards affolés vers les maîtres jars. Elle glissa la main dans sa poche et sortit les camés remis par son père et son oncle.

  • Ça suffit, cette mascarade a assez duré !

Un maître jars venait de taper du plat de la main sur la table. Cécile reconnut le père de Meritxell.

 

Javier Baïgori s'était dressé livide, les narines pincées et le regard noir. Le Grand-Jars le regarda fixement.

  • Depuis quand te permets tu d'interrompre le rituel.

  • Depuis qu'on se moque de cette assemblée. Que vient faire ici cette oiselle ignorante ? Pourquoi n'avons nous pas été informés de cette comédie ? Tout cela grotesque...

En prononçant ces mots il dévisageait les jars assis à la table du conseil. Certains approuvèrent de la tête, d'autres baissèrent la tête. Seuls Juan-Pedro et Jean-Jacques, affichèrent clairement leur désapprobation devant l'intervention du maître d'Atares.

Juan-Antonio se leva à son tour, il s'approcha de Cécile et passa son bras par dessus l'épaule de la jeune fille.

  • Cécile a reçu les lames de son père et de son oncle. Est ce un bien ou un mal ? Regardez ces places vides. Ce sont nos frères qui ont été assassinés et qui n'ont pas eu le loisir de préparer leur succession car la Maison Dieu ne leur en a pas laissé le temps.

Des murmures s'élevèrent dans la pièce.

  • Jean et Jacques n'étaient pas fous, vous les connaissiez. Je me suis interrogé sur les raisons de leur décision. Je me suis rendu compte qu'ils nous montraient la seule voie. Il est de notre responsabilité de former dès à présent le maximum d'héritiers et rien - il insista longuement sur le mot – rien ne justifie l'exclusion de nos mères, de nos soeurs ou de nos filles. Qui parmi vous peut prétendre qu'elles sont indignes de partager la connaissance des lames ?

Le Grand-Jars prit son temps avant de continuer. Son bonnet de laine rouge frémissait sur sa tête au rythme des mots qu'il martelait avec vigueur.

  • Cécile Capdeplat a hérité des lames de son père et de son oncle. Il ne sert à rien de gloser la dessus.

Javier répliqua le regard buté.

  • Il n'y a jamais eu de femme au conseil.

  • C'est faux ! Il n'y en a pas eu lors de ce cycle, et c'était une faute ! Dans les temps anciens elles ont toujours été présentes. Makeda, Maryam, Autris, ces noms n'évoquent rien pour toi ! Tu devrais demander à Juan-Carlos de te faire un petit cours sur nos traditions... À qui vas tu remettre ta lame ? estimes tu que Meritxell est incapable de te succéder ?

  • Non bien sûr, mais Meritxell est une oison en début de formation.

  • Et si demain la Maison-Dieu fait ce qu'elle a déjà fait à tant d'entre nous ? Ce ne sera pas Meritxell l'élue ?

Javier était moins sûr de lui.

  • Si, peut être.

  • J'ai, selon ces traditions que tu veux ignorer, la prérogative de désigner les membres du conseil sans en référer à qui que ce soit, du moment qu'ils représentent une lame et qu'ils sont les légitimes détenteurs de leur abraxas !

Javier redressa la tête.

  • Alors la "céna" ne sert à rien ! Pourquoi demander nos avis, si ils ne sont pas pris en compte ?

  • Tu as le droit d'essayer de me convaincre Javier. Mais me dire "il n'y a jamais eu de femme", n'est pas un argument susceptible de me convaincre. La céna permet d'introniser et de présenter les nouveaux maîtres jars.

  • Cette gamine ne maîtrise aucun des pouvoirs du chemin, elle n'a même pas les pouvoirs de ses lames. Elles ne peut pas les représenter. Elle n'a pas les connaissances pour cela... ou plutôt, elle n'a aucune connaissance.

Le jars d'Atares venait de mettre le doigt sur le vrai problème. Un frémissement parcourut l'assemblée des jars.

  • Tu as raison sur ce point mais ses abraxas l'ont désignée comme dépositaire du savoir. Les pouvoirs ne sont pas révélés mais ils sont en elle. Nous le savons tous. Notre "crieur" a été rappelé auprès de la Déesse et personne ne remet en doute la légitimité de Jonathan qui a reçu l'abraxas. Pourtant nous savons qu'il est encore un enfant. Nos frères de Gallion se chargent de l'éduquer. Nous formerons Cécile de la même façon, c'est de notre responsabilité.

  • Pourquoi devrait elle siéger au conseil dans ces conditions ?

Le Grand-Jars leva les yeux au ciel.

  • Même sans ses pouvoirs elle est la messagère de ses lames. À ce titre elle doit être présente pour la lecture de la règle jakin.

Un vieux jars leva alors son abak. Juan Antonio fit un signe de la main.

  • Parle Jérôme.

Le jars s'exprimait d'une voix chevrotante.

  • Je comprends la surprise de Javier mais j'approuve la décision de Juan Antonio. Nous sommes arrivés à une période cruciale. Tous les jours les nôtres sont victimes des renégats. Il y a eu Jean et Jacques, le père et l'oncle de cette jeune fille. Hier Juan-Antonio a perdu son fils Juan-Sanche !

Un silence lourd suivit cette révélation, le vieux jars continua en tremblant.

  • Juan-Sanche a été assassiné dans la montagne ... demain ce seront vos enfants ! alors arrêtons de nous chamailler et concentrons nous sur l'essentiel: retrouver Bohor. Lorsque nous serons en possession de la pierre de gloire nous aurons tout notre temps pour former cette jeune fille et faire d'elle une véritable maîtresse jars. Mais pour l'instant il importe de laisser vacantes le moins de places possible autour de cette table. Si nous refusons à cette jeune fille de siéger, qui pourra prétendre le faire à sa place ?

Le regard du Grand-Jars s'était embué à l'évocation de son fils. Il se racla la gorge avant de reprendre.

  • Jérôme a parlé avec sagesse, que ceux qui s'opposent toujours à la présence de Cécile au conseil le disent.

Aucune voix ne s'éleva dans la salle. Juan Antonio prit la jeune fille par la main et la conduisit à la table où il lui montra deux sièges.

  • Choisis ta place. Tu siégeras ici dorénavant.

 

 

 

****

 

 

 

  • Eh bien ! Ça va pas fort on dirait !

Cécile était allée directement s'allonger sur son lit. Meritxell lisait une revue.

  • Non, c'est pas terrible.

  • Ça c'est mal passé à la céna.

  • Si l'on veut ... ton père n'a pas été très ... compréhensif.

Meritxell vint s'assoir sur le lit de Cécile. Elle murmura entre ses dents.

  • C'est vrai qu'il est chiant quand il joue au macho.

  • J'avais pas l'impression qu'il jouait. Il m'a fait passer pour une idiote incompétente.

  • Je préfère penser qu'il joue la comédie et qu'il n'est pas vraiment comme ça ... Allez viens, on se fait une virée ce soir. Moi aussi j'ai des choses à oublier.

Meritxell s'était levée et se dirigeait vers la porte. Cécile la suivait, elle s'arrêta soudain soucieuse.

  • Tu n'as pas peur de retomber sur le mec de cet après midi ?

Meritxell haussa les épaules.

  • On s'en fiche, il doit être à l'hosto en ce moment. On va dans le centre ville. Il y a des bodegas près de la fac, il y aura de l'animation, ça nous changera les idées.

Cécile regardait autour d'elle d'un air morose.

  • Tu étais déjà venue ici ?

  • Non jamais.

  • Plutôt que d'aller en ville ça te dirait de visiter les lieux ?

La jeune espagnole réfléchit un instant et hocha la tête avec gourmandise. Ses yeux brillaient.

  • J'ai toujours rêvé de visiter une loge. à Atares mon père n'a jamais voulu me montrer les sous sols de la nôtre.

 

Les couloirs se démultipliaient selon une logique incertaine. Ils se ressemblaient tous, sombres, humides, voûtés, sinueux. Des escaliers montaient et descendaient au gré des mouvements de terrains. Les couloirs débouchaient souvent dans des pièces vides, plus ou moins vastes et aux formes variées.

  • Tu sais à quoi ça sert tout ça ? - demanda Cécile -

  • Je sais qu'autrefois il fallait loger tous ceux qui travaillaient au grand œuvre. Il doit y avoir des salles de réunions, et aussi des salles de tracés, des réfectoires.

Elles débouchèrent dans une vaste pièce dont le pavement en damier se composait de carrés de plus de deux mètres de côtés.

Une voix forte retentit derrière elles, les glaçant de stupeur.

 

 

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9 février 2021

chapitre 16

Le visage sévère de Kévin Coldeboeuf, plus pâle encore qu'à l'accoutumée, se détachait sur la soie noire des murs de son bureau. Le ton de sa voix ne laissait planer aucun doute sur son mécontentement.

Sire Pons se tenait face à l'écran dans une posture figée qui lui était inhabituelle. Il semblait au garde à vous.

A ses côtés se tenaient les chevaliers chargés de l'interception des jeunes pèlerins à Irache. Leurs visages, déformés par des boursoufflures grotesques, ressemblaient à d'énormes framboises.

  • Je veux que vous m'expliquiez.

Sire Pons se tourna vers le chef d'équipe.

  • Allez y, racontez votre histoire.

Le chevalier se lança dans le récit de la journée précédente. Mais, lorsqu'arriva le moment précis de la fuite vers le monastère, il ne se souvenait plus de rien. Sa mémoire paraissait effacée. Sire Pons interrogea du regard ses deux acolytes qui hochèrent la tête en signe d'impuissance, puis il se tourna vers le Nautonier.

  • Ils ont subi un lavage de cerveau, les « maudits » appellent cela un sort de confusion.

  • Merci Pons, je sais ce qu'est un sort de confusion... Pourquoi n'y avait il pas une autre équipe en couverture ?

  • L'informateur n'était pas fiable, et l'arrivée d'une équipe de maudits était imprévisible ...

  • Voilà un mot auquel vous ne m'aviez pas habitué Pons. Il sonne comme une excuse... Comme un aveu d'impuissance.

  • Cela ne se reproduira plus.

  • Je l'espère Pons ... je l'espère vraiment.

    La communication s'interrompit sur un geste du Nautonier. Le Maréchal resta un instant immobile, les poings serrés. Il se tourna lentement vers les trois chevaliers.

  • Foutez le camps ! Que je n'entende plus jamais parler de vous.

     

 

Sire Pons arpentait sa chambre en proie à une rage folle. Il était passé pour un incapable... il s'arrêta devant le grand bureau où était posé sa dague. Il en caressa la lame avec le pouce... S'il réussissait à mettre la main sur Bohor, et il réussirait ! il ferait payer très cher cet affront.

Son regard se porta sur le miroir de la chambre. Il observa longuement son reflet. Il ferait un bon Nautonier, il en avait la sombre prestance. Il respirait la puissance et la force. Ce n'était pas le cas de Sire Kévin qui ressemblait de plus en plus à un vieux fantôme.

 

Le chevalier enfila une veste, glissa son revolver dans un holster sous le bras puis quitta sa chambre. Une Mercedes grise aux fenêtres fumées attendait devant l'hôtel.

En sortant la réceptionniste le salua.

  • Vous revenez aujourd'hui ? ... monsieur Smith.

Il la foudroya du regard et gronda de sa voix cassée.

  • Personne ne doit pénétrer dans ma chambre. Est ce clair ?

La réceptionniste blêmit et répondit en tremblant.

  • Bien sûr Monsieur Smith. Je fais le nécessaire .... bonne journée monsieur Smith.

Sire Pons ne l'écoutait plus, il se dirigeait vers le porche d'entrée où le chauffeur tenait la porte ouverte.

  • Vous savez où se trouve l'archevêché ?

  • Oui messire.

  • Combien de temps faut il pour y arriver ?

  • Nous devrions mettre moins d'une demie-heure Messire.

 

Les rues de Burgos à cette heure de la matinée étaient encombrées de passants et de véhicules de livraison. Sire Pons réalisa en observant cette foule colorée et bruyante, qu'il n'était encore jamais sorti de sa chambre. Il regrettait de s'être déplacé en Espagne. Tout ce qu'il avait entrepris depuis trois jours aurait pu être réalisé depuis Chicago ...

 

Quelques instants plus tard, la grosse berline s'arrêta devant une imposante demeure médiévale.

  • Vous m'attendez ici.

  • Bien Messire.

Le bâtiment occupait l'angle de deux rues. L'entrée donnait sur un petit jardin intérieur carrelé d'azulejos.

Sire Pons s'avança vers deux hommes attablés près d'un bassin. Le premier, un moine d'une trentaine d'année, se leva pour l'accueillir. Le deuxième personnage, un ecclésiastique de haut rang, restait assis et l'observait les yeux mi-clos.

Le jeune moine revêtu d'une aube brune, semblait mal à l'aise. Sire Pons, d'un mouvement de menton, demanda.

  • Qui êtes vous ?

Le moine blêmit.

  • Frère Mathieu... Monsignore vous attend.

Sire Pons resta immobile et contempla avec attention les carreaux de faïence bleue qui ornaient les murs du patio.

 

Comme le monsignore ne paraissait pas vouloir se lever, Sire Pons s'empara d'une chaise, s'assit en face de lui et le fixa sans desserrer les dents. La scène ressemblait à un combat de reptiles.

L'ecclésiastique, vêtu de gris, était d'une maigreur effrayante. Son visage émacié n'exprimait aucune émotion alors que celui du Maréchal montrait une indicible arrogance. Le prélat lança le premier assaut.

  • Bonjour chevalier, nous vous attendions impatiemment.

Chaque mot avait été choisi avec soin. L'appellation « chevalier » abaissait Sire Pons dans la hiérarchie de la Maison-Dieu, alors que le « nous » sensé englober les deux prêtres, avait tout du « nous » de majesté. Sire Pons sourit d'un sourire carnassier.

Il répondit d'une voix volontairement douce.

  • Je suppose que vous n'avez pas été mandaté à cette réunion par vos supérieurs pour perdre votre temps en passes d'armes stériles. Venons en aux faits si vous le voulez bien. Je suis Sire Pons, Maréchal de la Maison-Dieu et j'ai la responsabilité de l'opération en cours.

l'ecclésiastique blanchit. Sire Pons se demanda un instant s'il n'avait pas forcé le trait. La réaction du monsignore lui en apprendrait beaucoup sur son réel pouvoir. Ce dernier serra les mâchoires et respira avec un bruit de soufflet crevé puis il lâcha dans un souffle.

  • Vous avez raison, venons en aux faits. Qu'attendez vous de nous. Pourquoi avoir sollicité la présence d'un responsable romain sur place ?

Sire Pons avait gagné la première manche .

  • Pour que mes propos ne soient pas déformés !

Le monsignore regardait ses mains. Des mains squelettiques aux ongles soigneusement polis.

  • Il ne le seront pas. Que voulez vous ?

  • Je veux acheter San Juan de la Peña.

La pomme d'adam de l'éclésiastique fit plusieurs allers-retours. Frère Mathieu, pâle comme un mort, écoutait légèrement en retrait.

  • Pourquoi ?

  • Cela n'a pour vous aucune importance.

  • On va me demander des comptes à Rome !

  • Alors, disons que c'est pour en faire un hôtel ou un lieu d'études.

Le prélat lâcha du bout des lèvres.

  • Combien en proposez vous ?

Un éclat brilla dans le regard de Sire Pons.

  • Le prix n'a aucune importance pour nous. Vos caisses sont mal en point à ce qu'il se murmure ... cent millions de dollars seraient bons à prendre !

La pomme d’Adam épiscopale fit un nouvel aller-retour. Le regard du monsignore devint fixe comme celui d'un reptile devant une proie.

  • Deux cents millions !

  • Je vous ai dit que cela n'avait pas d'importance ! D'accord pour deux cents millions. Mais je veux que l'annonce soit faite officiellement par le Vatican avec suffisamment de publicité.

  • Bien sûr !

  • Et je veux que vous en fassiez l'annonce vous mêmes aux autorités espagnoles, en n'omettant pas de parler des projets de « complexe hôtelier » du repreneur.

  • Cela va nous attirer les foudres de nombreux espagnols !

  • Je sais ...

  • Je m'occuperais personnellement de cette affaire... Euh ! ... Sa Sainteté a mandaté le frère Mathieu à vos côtés.

    Sire Pons dévisagea avec insistance le jeune moine.

  • Pourquoi ?

  • Votre ... hum ! Maison.... a sollicité la présence d'un linguiste, spécialiste de l'hargo. Frère Mathieu est ce spécialiste. Il sera notre correspondant à vos côtés. Il vous tiendra informé de l’avancement de la transaction.

    Le Maréchal haussa ostensiblement les épaules.

     

     

     

 

****

 

 

 

 

De retour à son hôtel Sire Pons fut interpellé par la réceptionniste.

  • Monsieur Smith !

  • Oui, qu'il y a t'il ?

  • Un visiteur vous attend dans le hall.

    Le Maréchal se retourna sans un mot. Près de la baie vitrée se tenait un homme de taille moyenne, d'une cinquantaine d'années, le cheveu noir et le teint olivâtre. Légèrement bedonnant, il paraissait mal à l'aise dans un costume trop étroit.

    Sire Pons reconnut difficilement le fringant chevalier Arrabal de Alameda avec lequel il avait sévi quelques années plus tôt en Amérique du Sud. Il força son sourire pour mettre l'actuel commandeur de Jaca, dans de bonnes dispositions.

  • Ce bon vieil Arrabal ! Comment vas tu depuis toutes ces années. - Il tapota le ventre de son interlocuteur – tu ne te laisserais pas un peu aller ces derniers temps ?

Sire Arrabal esquissa un sourire crispé. Il transpirait en dépit de la climatisation.

  • Oui, le manque d'exercice, le travail de bureau ... j'ai eu quelques ennuis de santé.

  • Ah ! les soucis ! C'est notre lot à tous ! Viens, nous allons nous installer au bar, nous serons plus tranquilles pour discuter.

Ils commandèrent deux cafés et deux verres d'eau.

  • Tu dois te demander pourquoi j'ai sollicité ta présence ici sans délai !

Le gros espagnol hocha la tête.

  • Oui un peu. Je sais que le Nautonier a décrété l'état de guerre, alors on s'attend tous au pire à chaque instant. La dernière mission, l'élimination du moine nous a mis sur les dents.

  • Je ne t'ai pas félicité pour la façon dont tu t'es acquitté de cette mission. Mais, rassure tes hommes. La nouvelle opération est d'importance mais n'implique pas de prise de risque particulier.

Le commandeur de Jaca parut se dégonfler.

  • Tu dois avoir quelques connaissances dans les milieux politiques de ta ville ? De préférence dans l'opposition écologiste ou nationaliste.

L'oeil de son interlocuteur s'arrondit de surprise.

  • Oui, bien sûr. Moins que dans les partis politiques classiques, mais on a ça.

  • Tu vas inciter l'un de tes contacts, si possible un individu charismatique et pas trop pourri, à s'opposer à l'acquisition du monastère de San-Juan-de-la-Peña par la société hôtelière OCCAR.

  • Ils veulent acheter le monastère, pourquoi ?

  • Pour en faire un hôtel « Parador ». Il faut que ton mec crée une association, fasse signer des pétitions et s'oppose à cette vente par tous les moyens. Tu lui fournis la logistique, le secrétariat, le financement mais sans jamais apparaître. Il ne faut surtout pas qu'on soupçonne ton implication derrière tout ça. Compris !

  • Pas de problème, mais il y a quelque chose qui me chiffonne.

  • Quoi donc ?

  • OCCAR, c'est nous ! La Maison détient la majorité des actions de la holding qui la gère.

Sire Pons hocha la tête, amusé.

  • Oui, je veux acheter San-Juan.

  • Mais alors !

  • Alors je veux que ça fasse un scandale et je veux connaître les noms de tous ceux qui vont s'y opposer. Ici on aime la corrida alors je vais jouer au matador et je vais commencer à agiter ma cape .... il y aura une très belle mise à mort.

8 février 2021

chapitre 15

 

  • En clair .... vous me virez comme un malpropre !

  • Non monsieur Malher, mais cette histoire, comme vous dites, ne vous concerne plus.

  • A part le fait qu'une bande de tarés me cherche des noises depuis trois jours, effectivement je ne suis pas concerné. Maintenant que vous avez votre bout de papier vous m'envoyez balader. Démerde toi Alex ! Et si les autres m'attendent dehors ?

  • Vous ne les intéressez plus !

  • Vous non plus d'ailleurs à ce que je vois. Vous avez ce que vous cherchiez.

Alex, furieux, tournait dans le bureau en faisant de grands gestes. Juan-Antonio, assis derrière son bureau de pierre, restait d'un calme olympien, tandis que Meritxell et Juan-Carlos se taisaient gênés.

  • Qu'est ce que vous voulez exactement monsieur Malher ? De l'argent !

Alex haussa les épaules.

  • Votre fric j'en ai rien à fiche. J'en ai plus qu'il ne m'en faut !

  • Alors quoi ?

  • Participer à ces recherches à vos côtés, aux côtés de Meritxell.

  • C'est impossible !

  • Pourquoi ?

  • Vous n'êtes pas des nôtres, vous n'êtes pas un Jack.

    Alex se pencha vers Juan-Antonio et riva son regard dans le sien.

  • Ce genre de réflexion, ça s'appelle du racisme ! Vous me rejetez comme les vôtres furent rejetés ... vous croyez que c'est comme cela que les choses pourront s'arranger pour vous. Vous prétendez avoir été pourchassés pendant mille ans ! Quelle bonne blague ! C'est votre ostracisme et votre morgue qui vous ont menés où vous en êtes. Mais c'est plus facile de rejeter la faute sur les autres, n'est ce pas, monsieur le roi des parias ?

L'argument fit mouche. Le regard du Grand-Jars se figea.

  • Non, pas en ce moment. Vous ne devez pas connaître l'identité des jars. Il en va de notre survie monsieur Malher. Vous êtes historien je crois ?

Alex parut se calmer.

  • C'est exact. Je préparais une thèse sur les bâtisseurs des Pyrénées. Vous comprendrez que ma curiosité à votre égard n'a rien de malsaine. Pour être très franc, j'avais même un à priori favorable pour vos ancêtres.... Jusqu'à ce que je fasse votre connaissance monsieur.

  • Je le vois à votre aura monsieur Malher. Si ce n'avait pas été le cas vous ne seriez pas là.

Il n'y avait aucune menace dans la voix, la simple affirmation d'une vérité qui fit frémir le jeune homme.

  • J'espère que nous nous reverrons monsieur Malher. Lorsque notre affaire sera réglée et que nous pourrons discuter en toute liberté.

Précédé de Juan-Carlos, Alex se dirigeait vers la porte. Soudain il se tourna vers Meritxell et demanda d'une voix qu'il aurait souhaité plus ferme.

  • Tu as pris ta décision .

Meritxell hocha la tête sans répondre. Alex insista.

  • Pourquoi ? Oh et puis merde! J'en ai marre de toutes ces conneries. Je te souhaite bien du plaisir. J'espère que tu n'auras pas de regret.

Il n'attendit pas la réponse de la jeune fille et sortit le visage fermé. Juan-Carlos le conduisit jusqu'à la sortie où l'attendait Jean-Jacques. Ce dernier sentit l'extrême énervement d'Alex.

  • Je te raccompagne à ton hôtel ?

Alex haussa les épaules.

  • Oui, je récupère mon sac et je pars pour Najera. J'ai encore quelques centaines de kilomètres à parcourir avant d'arriver à Santiago ...

 

Logroño le jour

 

Les deux hommes déambulaient dans les vieilles rues de Logroño. Des nuages noirs s'amoncelaient au dessus des toits. Une raffale de vent emporta un sac en plastique au milieu d'un tourbillon de feuilles mortes. Alex eut l'impression de n'être rien de plus que ce sac dans la tornade...

 

 

  • Ne prends pas mal la décision du Grand-Jars. Essaye de comprendre.

  • Je l'ai très bien comprise. Pas d'emmerdeur étranger !

Jean-Jacques leva les yeux au ciel.

  • Il n'y a pas que cela. Il ne sait pas ... nous ne savons pas jusqu'à quel point on peut te faire confiance. Ça fait mille ans qu'on en prend plein la gueule parce que nos arrière-arrière-grands-parents ont accordé leur confiance à des mecs qui ne la méritaient pas.

Alex secoua la tête.

  • Il n'y a pas que ça ...

  • C'est la petite Meritxell !

  • J'en sais rien ... je sais plus.

  • Tu es vexé parce qu'elle a préféré rester ici ?

  • Pas vexé, déçu ! je pensais qu'elle m'accompagnerait...je le désirais vraiment. Maintenant je m'en fous.

Le jack hésita un instant.

  • Je ne devrais pas te le dire. Ça ne me regarde pas ... Mais hier soir elle a vu son père. Il lui a demandé de rester. Je crois que cette décision a été prise par son père et le Grand-Jars. Alors si elle ne t'accompagne pas, ce n'est peut être pas de sa faute !

Alex sourit tristement.

  • Ça ne change pas grand chose au résultat, tu ne crois pas.

Les deux hommes approchaient de la Plaza de San Augustin. Les commerçants s'apprêtaient à ouvrir leurs magasins, employés de bureau et fonctionnaires se hâtaient vers leurs lieux de travail avec la nonchalance des gens du Sud. Lorsque les premières gouttes tombèrent le mouvement de la foule s'accéléra imperceptiblement.

  • Où est ce que tu habites en France ? - demanda Alex.

  • À Mauléon.- répondit Jean Jacques.

  • Tu fais quoi ?

  • Je suis charpentier.

  • Tu es un maître, toi aussi?

Le français sourit et montra son oreille où brillait un petit anneau d'or.

  • Oui !

  • Tu as des enfants ?

Le visage de Jean-Jacques s'assombrit.

  • Oui .... un garçon.

Alex comprit que le jars ne souhaitait pas aborder ce sujet.

  • Tu seras à la réunion demain ?

  • Oui.

  • Si tu vois Meritxell tu peux lui laisser mon numéro de téléphone et mon adresse en France. Si elle souhaite me contacter ...

Jean-Jacques, le visage radouci, prit la carte que lui tendait Alex.

  • Je ne suis pas devin mais je pense que tu auras de ses nouvelles...

 

 

 

****

 

 

 

Le "camino frances" se perdait dans les faubourgs de Logroño. Après avoir franchi une rocade puis une autoroute, Alex longea un petit lac au milieu d'un grand parc boisé, le Pantano de la Grajera. Des cygnes s'approchèrent pour quémander un bout de pain, mais le jeune homme avait l'esprit ailleurs. Il passait et repassait en boucle le film des journées écoulées. Meritxell, Carlos, André, Jean-Jacques ... tout cela lui semblait à la fois très proche et très éloigné. Ces histoires de cagots, de trésor, tous ces mots étonnants mais qui sonnaient justes entre les lèvres de la jeune pyrénéenne... Ce sourire qu'il ne verrait peut être plus jamais.

Le soleil brillait enfin et les douze kilomètres qui séparaient Logroño de Navarrete furent rapidement parcourus .

 

Navarrete ! Le nom de la vieille cité avait une résonance particulière dans ses oreilles. Du Guesclin, le chevalier présenté dans les manuels d'histoire comme étant un génial pourfendeur d'anglais y avait reçu une mémorable déculottée ! Alex se souvenait qu'en lisant le récit de cet épisode peu glorieux il avait imaginé une sorte de Waterloo, une morne plaine sombre et romantique... Navarrete était une triste bourgade poussiéreuse aux rues sales et désertes.

 

Au loin des cloches sonnaient midi. Alex ressentit des tiraillements au creux de l'estomac, il n'avait pas mangé depuis près de vingt quatre heures. Il aperçut une épicerie dont les étals de fruits envahissaient le trottoir.

La patronne ne parlait que le castillan, mais, à grand renfort de gestes, il réussit à se faire confectionner un sandwich au jambon sec.

En sortant de la boutique, le jeune homme encombré de son sac à dos bouscula une passante qu'il retint de sa main libre, celle ci poussa un petit cri. C'était une gitane toute de noir vêtue. Il s'écarta immédiatement, mais elle lui avait saisi le bras.

  • Viens dehors !

Elle parlait français avec un accent chuintant. Le jeune homme gêné suivit la bohémienne. Elle l'entraîna à l'abri d'un porche sans le lâcher.

  • Je suis Graziela... je suis une amie.

Alex frémit en entendant ce mot. Il hésita sur la conduite à tenir, le souvenir de la trahison de Carlos était encore trop frais dans sa mémoire. La bohémienne lui avait pris la main. Elle lui dit en le regardant droit dans les yeux.

  • Tu es l'étranger ... Ils ont besoin de toi ! Tu ne dois pas les abandonner.

Alex se raidit en comprenant qu'elle parlait des jacks

  • Ce sont eux qui m'ont chassé !

  • Tu ne dois pas être impatient ou curieux ... tu aimes la jeune fille ?

Il y avait une nuance interrogative dans la voix. L'image de Meritxell qu'il cherchait désespérément à oublier lui arracha une grimace.

  • Oui, je crois ... je ne sais pas. Elle n'a rien fait pour me retenir.

  • Elle ne pouvait pas, mais elle a besoin de toi. Ils ont tous besoin de toi.

Alex sentait colère et frustration monter en lui.

  • S'ils ont besoin de moi, ils n'avaient qu'à le dire quand il était temps. Je ne vais certainement pas faire demi-tour.

  • Qui te demande de faire demi-tour ?

  • Je ne sais même pas ce qu'ils font ! Et puis je m'en fous ... merde !

Un léger voile passa dans le regard de la bohémienne.

  • Il faut que tu sois à San-Juan-de-Ortega dans trois jours.

Les yeux de la femme s'éclaircirent. Elle lâcha la main d'Alex et s'éloigna en riant

 

Alex restait planté là, son sandwich à la main. Il s'assit sur un muret et sortit son guide. Saint-Juan-de-Ortega se trouvait justement à trois jours de marche. Il finit son repas et reprit sa route.

7 février 2021

chapitre 14

Jaime Lamburu sortit de la chapelle et l'observa de l'extérieur. Tout, depuis le choix de la pierre jusqu'au soin apporté dans la taille des moellons, dénotait la main d'un maître.

En revanche l'infâme appenti qui lui avait été accolé ne pouvait être que l'oeuvre d'un barbare incompétent. Les pierres étaient ajustées avec un soin apparent mais elles avaient été empilées sans tenir compte de leur polarité ...

Jaime jetta un regard aux alentours. Personne ne l'observait. Il retira rapidemment ses chaussures et déambula lentement autour de la chapelle en fermant les yeux. L'exaspération se lisait sur son visage au fur et à mesure qu'il avançait. Lorsqu'il eut effectué le tour du bâtiment il se rechaussa et sortit un calepin de la poche de son pantalon.

En quelques coups de crayons précis il croqua l'ensemble des bâtisses.

 

Un véhicule surgit dans un nuage de poussière. Jaime reconnut le pick-up noir de l'alcade de Larrasoaña. Ce dernier soufflait comme un phoque en gravissant le petit raidillon qui menait à la chapelle.

  • Alors Jaime qu'est ce que tu penses de tout ça ?

Le jeune homme n'avait guère plus d'une trentaine d'années et une silhouette gracile. Un regard averti aurait pu noté ses mains larges et puissantes, ses poignets épais et ses avants bras aux muscles saillants. Il répondit d'une voix très douce.

  • Il y a du boulot mais c'est faisable.

    L'Alcade secoua sa bedaine en prenant un air outré.

  • Comment ça du boulot ! Je veux que tu remplaces les pierres qui pourrissent à cause du salpêtre! Tu enlèves simplement les pierres abîmées. Il n'y en a qu'une dizaine.

  • Alcade, sauf votre respect, si c'est pour faire du travail de merde je peux vous donner des adresses d'entreprises très compétentes dans ce domaine.

  • Ne te fâche pas Jaime ... tu as vraiment le même fichu caractère que Joshua, ton pauvre père.

Une ombre passa dans le regard du jeune homme tandis que l'édile se signait d'un geste négligent.

  • Alcade, je prends ce que vous venez de dire pour un compliment.

Il caressait la médaille de béryl vert dans la poche de son pantalon. Les contours de la petite bécassine s'imprimaient sur le bout de ses doigts.

  • Je vais vous expliquer le problème alcade.

  • Fais vite, il faut que je retourne aux vignobles avant que l'orage n'éclate.

D'un geste l'édile montra les nuages noirs qui s'amoncelaient au fond de la vallée de l'Esterribar. Jaime haussa les épaules.

  • L'orage n'éclatera pas aujourd'hui.

  • Qu'est ce que tu en sais ?

  • Faites moi confiance ... Est ce qu'un Lamburu c'est déjà trompé à ce sujet ?

  • Non .... tu as raison, des fois on se demande si vous n'êtes pas un peu sorcier !

Le jeune homme sourit.

  • Qui sait ? Bon je te montre le problème. Tu vois cette chose que vous avez accolée à la chapelle.

Il désignait le petit appentis dans lequel les employés municipaux entreposaient les outils nécessaires à l'entretien du cimetière.

  • Oui, qu'est ce qu'il a cet appentis ?

  • Tous les problèmes viennent de cette chose. Ses fondations perturbent l'écoulement initial des forces qui courent sous la terre.

L'alcade ouvrait des yeux ronds comme des pièces de deux euros. Jaime continua.

  • Et le bâtiment lui même n'est qu'un empilement de pierres entassées en dépit du bon sens.

  • Et alors qu'est ce qu'il faut faire ?

  • Le démolir et combler les fondations avant de réparer la chapelle Alcade.

Soudain Jaime Lamburu porta la main à son front et son visage se figea un bref instant. Le maire transpirait à grosses gouttes, il ne s'aperçut de rien.

  • Ça va dépasser le budget prévu ! Il faut que le conseil municipal vote Jaime. Je ne peux pas décider comme ça.

Le jeune homme avait le regard vague.

  • De toutes façons je dois partir pour Logroño demain. Je ne sais pas exactement quand je reviendrai. On verra tout ça la semaine prochaine Alcade.

L'édile parut soulagé et descendit rapidement vers son pick-up. Avant de s'en aller il cria au jeune homme.

  • Tu es certain qu'il n'y aura pas d'orage aujourd'hui ?

  • Oui, ne vous inquiétez pas !

« Ne vous inquiétez pas, je m'en occupe » pensa t'il en levant le bras vers l'alcade qui s'éloignait.

 

Le bruit du véhicule s'estompait, seul le son des clarines accrochées aux cous de pottocks résonnait dans le lointain. Jaime Lamburu prit la canne qu'il avait posée contre le mur. C'était une canne de frêne au pommeau orné d'une bécassine. Il glissa la canne dans sa ceinture et grimpa avec agilité sur le clocher de la chapelle.

Debout sur un épaulement de pierre il fixa longuement le cumulus qui gonflait au sommet de la colline et ferma les yeux.

 

Quelques instants plus tard, immobile sur le toit de la chapelle, les pieds joints et la canne levée il lança vers le ciel des mots dans une langue inconnue. Un vent léger se leva. Les feuilles bruissèrent au sommet des arbres.

Jaime psalmodiait. Très lentement le lourd nuage sombre dévia sa route, sauta par dessus la crête des montagnes et s'éloigna vers l'Est.

 

Au même instant, de l'autre côté des Pyrénées, José-Luis Guilhem écoutait le chant cristallin de la Neste d'Aure. La rivière coulait entre les saules pleureurs et les buissons d'aubépine. Le vieil homme sommeillait dans une chaise longue abritée du soleil par l'ombre parfumée d'un grand cèdre bleu lorsqu'il reçut à son tour l'appel des « lames ».

 

Le Soum de Matte se découpait dans l'azur des cieux. Un long filament nuageux était accroché à son sommet laissant augurer une fin de semaine maussade.

José Luis sourit en polissant de ses doigts épais le bois gris de sa canne. Celle ci, taillée dans une liane de lierre, avait conservé sa forme sinueuse d'origine. Un engoulevent au bec largement ouvert en ornait le pommeau.

Le vieil homme était heureux. À quatre vingt huit ans, il craignait d'arriver au terme de sa vie avant le départ de la grande quête. La Grand Déesse soit louée, il pouvait maintenant espérer voir la Vouivre s'éveiller.

 

 

 

neste d'Aure

 

 

Des cris sur le sentier qui menait au Plat d'Adet le sortirent de sa rêverie. Un couple accompagné d'enfants poussait des hurlements. Au milieu des cris de la mère il distinguait les mots « serpent », « mordu », « au secours » ...

D'une démarche hésitante José-Luis se dirigea vers le groupe où le père de famille essayait en vain de joindre quelqu'un sur son téléphone portable. Lorsqu'il aperçut le vieil homme il se précipita vers lui.

  • Monsieur, monsieur ! S'il vous plaît, aidez nous.... mon fils vient d'être mordu par une vipère.

Le gamin était allongé au bord du fossé le visage livide. Sa mère sanglotait en serrant une fillette dans ses bras.

José-Luis s'agenouilla à côté de l'enfant. La morsure était bien visible au dessus de la cheville.

  • Tu as mal ?

Le garçon répondit d'une voix faible.

  • Oui un peu...

  • Ne bouge pas je m'occupe de toi.

  • Où est ce qu'il y a une cabine téléphonique dans ce bled ? Ne touchez pas mon fils !

Le père s'approcha mais le vieux pyrénéen l'arrêta d'un geste vif.

  • Laissez moi faire.

Le ton de sa voix était suffisamment ferme pour arrêter l'homme. José-Luis prit la jambe du garçonnet et posa ses mains au dessus de la morsure à hauteur du genou. Il ferma les yeux et resta ainsi de longues minutes, les mains simplement posées sur la jambe de l'enfant puis il se releva.

  • Ça y est il ne risque plus rien. J'ai cassé le pouvoir du venin.

Le gamin gémit, le père, les yeux exorbités, poussa un rugissement.

  • Vieux fou ! qu'est ce que vous lui avez fait ?

  • Arrête chéri ! - Cria la femme. Mais l'homme hurlait.

  • S'il lui arrive quelque chose ... Je vous ferais payer le temps que vous nous avez fait perdre avec vos simagrées!

Fou furieux, il s'approcha de José-Luis l'air menaçant, les poings serrés.

  • Papa, Maman !

Le garçon se relevait tranquillement en essuyant son bermuda. Les parents se jetèrent sur leur fils qui les observa l'air surpris.

  • J'ai l'impression d'avoir dormi.

  • Ça va ? Tu as encore mal ?

  • Non, j'ai pas mal ! Ça va je vous dis !

Le père voulut s'excuser, il se retourna vers José-Luis mais le vieil homme était déjà loin. Le « maître guérisseur » était pressé, on l'attendait au delà des Pyrénées.

6 février 2021

chapitre 13

Meritxell et Alex dînaient dans un petit restaurant du centre ville. Ils avaient trouvé sans difficulté deux chambres confortables dans un hôtel proche de la gare routière. La patronne avait accepté de laver leurs vêtements qui puaient la sueur et la poussière.

La jeune fille semblait soucieuse devant son assiette de tapas.

  • Qu'est ce qui ne va pas ?

Meritxell hésita avant de répondre.

  • Plein de choses.

  • Et bien commence par le début.

  • D'abord je ne peux pas te rembourser tout de suite la chambre d'hôtel.

Alex s'exclama en avalant un « pimentos » à l'huile d'olive.

  • Je ne t'ai jamais demandé de me rembourser quoique ce soit.

La jeune fille se renfrogna.

  • Il n'est pas question que tu payes à ma place ! Tu as dit toi même que j'avais un sale caractère. Ne m'oblige pas à te le prouver.

  • Si tu tiens tant que ça à payer ! - répondit le jeune homme en souriant. Tiens il faut que je te dise quelque chose .

  • Quoi donc ? Encore une bêtise.

  • Non ... C'est mon secret ! Moi aussi j'ai des secrets.

La jeune fille sourit.

  • Je t'écoute.

  • Je suis ici à la suite d'un vœu !

  • Comme beaucoup de pèlerins.

  • Oui mais un vœu fait... parce que j'ai gagné beaucoup d'argent.

  • Tu as hérité ou gagné dans une loterie ?

  • Oui exactement, au loto ! J'ai plusieurs millions d'euros qui m'attendent à la banque.

Elle sourit en l'observant attentivement. La serveuse leur apportait deux cañas de bière blonde, Alex commanda une nouvelle assiette de tapas. Vingt heures sonnait au carrillon de l'église et le bar se remplissait de plus en plus vite. Un brouhaha ininterrompu les forçait à élever la voix. Meritxell se pencha par dessus son verre.

  • Finalement tu as un certain charme .... pour un français.

  • Alors je peux te payer des hôtels cinq étoiles tous les soirs si je le désire.

  • Non Alex, on n'est pas ensemble ! - elle posa sa main sur la sienne – je te l'ai déjà dit je crois. Ton argent, c'est ton argent, pas le mien.

  • Bon d'accord ! Je note tout ce que je paye à ta place et tu me rembourseras plus tard quand tu pourras. Ça te va comme ça ?

  • Oui !

  • C'est OK ! À toi de m'en dire plus sur les pierres.

  • Tiens tu me crois maintenant ?

  • Je n'ai pas dit ça, mais on va faire comme si ....

  • Pourquoi es tu si méfiant ?

  • Je suis un scientifique. Le merveilleux, les histoires de trésors, de savoir secret, c'est bien beau, ça excite l'imagination mais ça ne résiste jamais à une analyse scrupuleuse des faits. Je suis désolé mais c'est comme ça.

    Meritxell arbora une petite moue déçue.

  • Bon, je ne chercherai plus à te convaincre.

  • Alors ne le fais pas mais racontes moi sincèrement ton histoire et je ferai la part des choses. Je ne suis pas complètement obtus. Si j'ai retenu ce que tu as dit, lorsque la Vouivre se réveille ceux qui sont en possession des pierres sacrées, Graal, escarboucle ou pierre philosophale voient leurs pouvoirs amplifier.

  • C'est ça.

  • Quels pouvoirs ?

    Meritxell se figea. Elle hésita un instant avant de répondre.

  • Je ne sais pas vraiment... les capacités propres de chaque individu.

  • Mouais .... La Maison-Dieu, dont tu ne nous a rien dit, détient déjà l'escarboucle et cherche à s'emparer de la pierre philosophale qui est la possession des Jaks.

  • Toujours exact ! La Maison-Dieu ... Ce sont des Templiers.

  • La Vouivre doit bientôt se réveiller et les Jaks vont chercher à récupérer leur pierre, cachée lors de sa dernière mise en sommeil.

  • Oui !

  • Alors qu'est ce qu'on vient faire nous deux dans tout cela. Et ça – il posa sur la table la crédenciale de vieux Juanes – qu'est ce que c'est ?

La jeune fille caressait la pochette de ses doigts longs et fins.

  • C'est une clef... mais je ne sais rien de la porte, ni où elle se trouve, ni qui en est le gardien.

  • Chez moi quand on trouve une clef on l'emmène au commissariat et son propriétaire sait où la réclamer.

  • Mais chez toi les policiers ne sont pas les complices des voleurs !

  • Cette clef appartenait à quelqu'un de ton peuple. Il faut trouver à qui la remettre et reprendre le chemin. Au fait tu ne m'as pas dit ce que tu fais toi sur le chemin ... mais tu ne veux peut être pas le dire.

  • Je suis venue pour apprendre. Ce chemin est notre université. Normalement je dois y rencontrer des maîtres... On a coutume de dire qu'on ne fait pas le chemin, c'est le chemin qui nous fait... Je le laisse faire....

  • Pourtant tu nous as révélé des secrets qui feraient de toi une initiée dans n'importe quelle secte d'occultisme.

Meritxell eut un petit sourire gêné.

  • Tu as raison quand tu dis que je suis initiée mais pas au sens où tu l'entends.

  • Explique moi s'il te plaît.

  • C'est amusant d'apprendre des choses à un professeur. Tu dis que je suis initiée... mais l'initié n'est pas "celui qui sait". Initier veut dire débuter, l'initié n'est qu'un débutant ... Celui qui s'engage sur le chemin de la connaissance. Je viens simplement d'entrouvrir une porte ...

  • Tu cherches quel genre de "savoir" ?

  • Je ne cherche pas un quelconque "savoir" mais la connaissance, et il y a une différence fondamentale entre savoir et connaissance.

Les yeux de la jeune fille s'étaient animés d'une flamme sombre.

  • Le savoir est uniquement cérébral, ce n'est qu'une accumulation de données. Toi tu sais énormément de choses mais ça ne fais pas de toi un maître. - Elle eut un sourire en coin. - mais un « simple » professeur.

Un peu vexé Alex répliqua.

  • J'ai un peu de mal à te suivre.

  • Je vais prendre l'exemple de la musique. Imagine un musicien sourd. Il peut tout savoir des instruments, des lois de l'harmonie, des subtilités de la composition. Il saura tout de la musique mais il n'en aura pas la connaissance. L'essence de la musique lui sera inaccessible. Pire, il n'aura pas conscience que celle-ci lui échappe. ...

  • Beethoven était sourd ! il croyait peut être qu'il écrivait des histoires drôles.

  • Imbécile ...

  • Excuse moi . Il lui décocha son plus beau sourire. - j'aime bien dire des conneries parfois.

  • Une fois de plus tu confonds les mots. Là tu confonds « parfois » et « souvent ».

  • Oui, parfois...

  • Je peux continuer. À moins que ça ne t'intéresse pas !

  • Continue s'il te plaît. Comment fais tu pour acquérir la connaissance ?

  • Nous considérons que seule la manipulation de la matière nous permet d'acquérir sa connaissance. Ce sont des notions qui n'ont rien de cérébrales, elles s'acquièrent au travers de la main... Par le travail manuel.

Alex retrouvait dans ces phrases des concepts qu'il avait déjà entendus chez les compagnons du tour de France.

  • C'est vrai qu'on oublie trop souvent la valeur du travail.

  • Sauf que nous ne concevons pas le travail de la même façon que la plupart des gens. Le travail est un moyen d'élévation personnelle et non pas un simple moyen de gagner sa vie.

  • Ça me rappelle cette histoire que j'avais entendue dans un séminaire sur le compagnonnage: Sur le chantier d'une cathédrale un évèque rencontre trois tailleurs de pierres. À la question "que faites vous?", le premier répondit "je taille une pierre". Le second dit "je gagne ma vie" et le troisième "je construis une cathédrale". Celui là était un compagnon.

    Meritxell sourit.

  • L'erreur fondamentale de la société occidentale a été de faire disparaître le travail derrière l'argent. Le travail a perdu sa valeur et l'homme a perdu sa dignité.

  • Wahou, là ça devient carrément philosophique ! De façon plus pratique, comment reconnais tu les endroits où tu dois recevoir un enseignement ?

La jeune fille rougit.

  • Je ne dois pas. C'est un secret !

  • Tu ne penses pas qu'on commence à en partager beaucoup ?

  • Oui, mais celui là j'ai promis ! Pour les autres ce sont des histoires racontées le soir au coin du feu... des légendes.

  • Je veux bien te croire ... mais si je dois remettre ce document à quelqu'un, il faut que je puisse le reconnaître.

  • Je lui donnerai moi.

  • Tu lui donneras si moi je te le donne ... et puis je n'ai pas envie de me fâcher avec toi ce soir. Si tu ne veux rien me dire, je ne vais pas te forcer !- il lui tendit la crédenciale - Tiens voilà la pochette, tu la donneras à qui bon te semble...

    Elle ouvrit de grands yeux incrédules.

  • Tu me laisses ? tu t'en vas ?

  • C'est ce que tu veux ?

  • Non ! - la voix de Meritxell n'était plus qu'un murmure inaudible.

  • OK, alors je reste avec toi. Quand tu me diras de partir, je partirai.

L'index de la jeune fille dessinait des entrelacs sur le poignet d'Alex.

  • C'est un chrisme ! Tu sais ce que c'est un chrisme ?

  • Oui bien sûr ! Un « khi »et un « ro »entrelacés le tout dans un cercle. Ce serait le signe que Constantin avait fait broder sur son étendard lorsqu'il est devenu chrétien. On en voit de temps en temps dans les églises, sur les tympans au dessus des portes. Rien que dans les Hautes Pyrénées on en a dénombré des dizaines. Au douzième siècle il a été plus ou moins normalisé...

  • Comment ?

  • Et bien on a lui a systématiquement adjoint un alpha et un oméga symbolisant le christ, le « ro » s'est transformé en « P » pour signifier le « Père » et un « S » est venu compléter le symbole trinitaire pour rappeler le « saint esprit ».

 

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La jeune fille le regardait avec un sourire ironique.

  • Tu es bien un professeur toi ...

    Alex sentit ses oreilles rougir.

  • Pourquoi tu dis ça ?

    Meritxell haussa les épaules.

  • Ta façon de répondre, de tout savoir sur tout en étant certain de détenir la vérité. La réponse que tu viens de faire est une réponse de « professeur », la réponse de l'académie....

  • Tu sais autre chose sur les chrismes ?

  • Oui ... C'est bien plus ancien ... c'est un signe qui signifie entre autres « attention ».

  • Tu en est certaine ?

  • Ben oui ... je ne suis pas prof d'histoire mais le « khi » et le « ro » entrelacés signifiaient dans la Grèce ancienne « Chrestos » et non pas « Christos ».

    Alex se redressa le doigt en l'air.

  • Et « chrestos » veut dire « utile, de bon augure » ...

    La jeune fille sourit.

  • Exactement ... T'es vachement fort quand on te mets dans la bonne voie. C'est de ce mot que dérive le « chrestias » dont on nous a affublé depuis le moyen âge et que les gens ont traduit par « chrétiens » voire « crétins ».

    Alex resta silencieux un long moment.

  • Bien sûr ... Bon tu me parleras de tout ça une autre fois. Pour l'instant je préfère me cantonner à la notion de « smiley ».

Le jeune homme était devenu sérieux.

  • Donc c'est simple, on cherche ce « smiley ». Une fois qu'on l'a trouvé, on cherche le Maître, on lui donne la pochette et basta !

  • Et mon enseignement, j'en fais quoi ? J'ai pas gagné au loto moi. Je bosse, je suis pas rentière.

Alex rougit.

  • Oui c'est vrai que toi tu as une vraie raison d'être là. Tu es pressée ?

  • Non pourquoi ?

  • Tu m'accompagnes à Compostelle puis je te ramène où tu le désires pour reprendre ton enseignement...

  • Pourquoi je ferais ça ?

Alex regardait le plafond les yeux dans le vague.

  • Parce que – il hésitait à prononcer ces mots – parce que il y a peut être toujours du danger, parce qu'on est plus fort à deux, parce que j'ai très envie de faire un bout de chemin à tes côtés ...

Meritxell prit une tranche de concombre couverte de tapenade et mordit dedans à pleines dents en souriant.

  • Je crois que moi aussi j'en ai envie ...

 

 

 

****

 

 

 

Alex avait espéré que dans une ville aussi grande qu'Estrella, accueillant des pèlerins à longueur d'année, il lui serait enfin possible de prendre un vrai petit déjeuner avant le lever du jour. Mais la gérante de l'hôtel avait eu un haut le coeur lorsqu'il lui avait suggéré et elle lui avait indiqué un bar ouvert tôt le matin, non loin de la gare.

Alex et Meritxell déjeunaient en silence.

En trempant un mauvais croissant dans son café le jeune homme observait l'attirail de sa compagne, posé contre le comptoir. Le sac était assez classique, identique au sien mais le bâton de marche était fait d'un bois clair, très fin et joliment sculpté.

  • Je n'avais pas fait attention à ton bâton de marche hier. Il est bizarre.

  • C'est du noisetier.

Elle s'essuyait la bouche avec une serviette en papier.

  • Du noisetier ! C'est assez solide pour une cane ?

  • Celle là, oui. C'est une abak, mon père a choisi l'arbre à ma naissance, il l'a fait sécher, l'a sculptée et me l'a remise pour l'Enok.

  • L'Enok !

  • La fête familiale qui marque le passage à l'âge adulte ... à quatorze ans.

  • La sculpture est superbe, c'est quel oiseau ?

  • Une grue...

Elle avait laissé sa phrase en suspend. Alex leva un sourcil intérogateur. Ces objets sont des symboles ?

  • Oui, le noisetier et la grue sont les symboles de ma famille. Je t'en parlerai une autre fois. On y va ?

Ils s'équipèrent de leurs sacs à dos puis se dirigèrent vers le parc qui longeait le Rio Ega. Une passerelle piétonnière permettait de rejoindre la N 111. Après avoir traversé les faubourgs d'Ayegui, ils prirent la direction du monastère d'Iratche.

 

Alex aimait marcher à l'heure où le soleil se lève. L'air lui paraissait plus pur, vibrant d'ondes bénéfiques qui l'emplissaient d'une énergie favorable. Cet instant était réellement différent avec un côté magique difficile à expliquer. Le jeune homme était certain qu'un jour ou l'autre la science démontrerait ses effets particuliers. Meritxell ressentait les mêmes sensations et tous deux marchaient côte à côte sans parler, perdus dans leurs rêveries.

 

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Le monastère d'Irache apparut bientôt sur l'horizon. Une forêt de chênes verts servait d'écrin au joyau de pierre éclatant de blancheur.

Le chemin serpentait entre d'immenses vignobles. Un grand bâtiment industriel s'élevait en bordure du sentier. Sur sa façade était inscrit le nom du vignoble « BODEGAS D'IRACHE ».

 

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  • A mon avis on ne doit plus être très loin de la fontaine à vin dont parle le guide.

  • Il est encore tôt, tu crois que Carlos est arrivé ?

  • Je ne sais pas. S'il n'est pas là, on l'attendra jusqu'à neuf heures. Tiens, pas la peine de s'affoler. C'est lui là bas, au bout du chemin.

La jeune fille sourit. Elle leva le bras, une silhouette aux couleurs fluo s'agita en faisant de grands signes.

Alex serra la main de Carlos.

  • Ça fait longtemps que tu es arrivé ?

  • Une demi heure, j'ai assisté à l'ouverture de la fontaine.

    La fontaine à vin d'Iratche, haut lieu du chemin, offrait gratuitement et en libre service du vin et de l'eau aux pèlerins mais l'ensemble était protégé par un enclos grillagé, pour éviter d'éventuels abus nocturnes.

    Alex sortit un gobelet de son sac. Il demanda en remplissant son verre.

  • Qu'est ce qui est écrit sur le blason au dessus de la fontaine ?

Meritxell s'approcha et traduisit.

  • « Pèlerin, si tu veux arriver à Santiago, avec force et vitalité, de ce grand vin avale un coup et trinque à la félicité. »

  • Tu en veux ? - demanda le jeune homme – en lui tendant son gobelet.

  • Merci Alex mais je bois rarement de l'alcool.

  • Ce n'est pas de l'alcool mais un don du chemin. Et toi Carlos ?

Alex s'était tourné vers le canarien mais celui ci n'était plus là, et trois hommes qu'il n'avait pas entendus arriver bloquaient maintenant la sortie.

Il sentit les doigts de Meritxell s'enfoncer dans son bras. La jeune fille tremblait.

 

 

Les trois individus paraissaient menaçants.

  • Qu'avez vous fait de Carlos ?

La silhouette du jeune homme apparut derrière la haie. Il baissait les yeux, gêné. L'un des trois hommes lâcha avec un horrible accent anglo-saxon.

  • On trouve toujours un Judas prêt à vendre ses amis!

Alex reçut la nouvelle comme un coup de poing dans le ventre.

  • Salaud !

Carlos regarda ces anciens compagnons.

  • La vie est dure dans les îles ... cent mille euros c'est beaucoup ! Plus en tous cas que ce que j'aurais pu gagner en dix ans ! Et puis je ne vous connais pas vraiment, il y a peut être de bonnes raisons pour que vous ayez été maudits par l'église !

Il tourna les talons et s'en alla sans se retourner. L'homme jeta méprisant.

  • On a les amis qu'on mérite.

Puis se plaçant face aux deux jeunes gens.

  • Vous avez des renseignements qui nous intéressent au plus haut point. Ce n'est pas la peine de chercher à vous enfuir. Nous aurons ces renseignements.

  • Si je vous les donne vous nous laisser partir.

  • Malheureusement ce n'est pas possible ! Nos responsables souhaitent que vous soyez conduits en lieu sûr pour être interrogés.

Meritxell n'avait pas lâché le bras d'Alex. Elle murmura entre ses dents.

  • Depuis l'inquisition on sait comment vous interrogez les gens.

Un vilain rictus déforma le visage de l'homme resté en retrait. Alex sortit la credenciale de Juan-Pablo de sa poche.

  • Je peux aussi la détruire.

L'homme sourit.

  • Vous ne manquez pas de cran jeune homme. - il mit la main dans sa poche et en sortit un pistolet nickelé. - je vous aurais tué avant. Vous avez tout de même moins d'importance que le document ... que d'ailleurs vous allez me remettre immédiatement. Nous allons attendre sagement l'hélicoptère qui vient vous chercher, sans nous énerver si vous voulez que les choses se passent bien !

 

Une pétarade retentit sur le sentier. Une camionnette approchait dans un nuage de poussière. Sur son capot « Bodegas d'Iratche » était inscrit en lettres rouges. Le véhicule s'arrêta à hauteur du petit groupe. Un employé en descendit vêtu d'une combinaison verte de vigneron.

  • Excusez moi ! Nous allons fermé la fontaine. C'est la maintenance.

Le regard froid du chevalier se fixa dans celui d'Alex.

  • Le moindre geste inconsidéré et je tue aussi ces deux innocents. Votre amie a dû vous expliquer que nous ignorons la pitié !

Le vigneron observa le petit groupe d'un oeil inquisiteur tandis que son compagnon descendait à son tour.

  • Vous devriez vous mettre à l'abri, les frelons sont agressifs en ce moment.

Alex regarda autour de lui. Le vigneron continuait.

  • Ils sont de plus en plus nombreux, qu'est ce que vous leur avez fait ?

Les trois chevaliers se comportaient de façon étrange. Comme des gamins affolés ils se débattaient en agittant les bras et en se protégeant le visage. Le vigneron insistait.

  • J'en avais jamais vu autant à la fois. Ça doit être à cause des raisins écrasés un peu partout. Vous devriez aller vous réfugier au monastère.

Les trois hommes détalèrent. Des cloques apparaissaient sur les parties de leurs corps dénudés, les bras, les jambes, le cou ... Ils hurlaient en courrant vers le monastère. Pendant ce temps le vigneron avait fait signe aux deux jeunes gens.

  • Montez avant qu'ils ne reprennent leurs esprits.

Tandis qu'ils s'installaient à l'arrière de la camionnette les deux hommes se présentèrent.

  • Je m'appelle Jean-Jacques, voici Jethro, on est arrivé à temps !

Alex était dépassé par la succession d'évènements.

  • Qu'est ce que vous leur avez faits ? Qui êtes vous ?

  • Nous ! On leur a lancé un petit sort de confusion mentale ... c'est pas de la sorcellerie, simplement une suggestion un peu appuyée.

Meritxell souriait.

  • Ce sont des jacks Alex. On peut leur faire confiance.

  • Comment en es tu si sûre ?

  • Je le sais !

Le jeune homme sursauta.

  • On a vu qu'on pouvait se tromper avec Carlos ... Si je le retrouve celui là, je lui explose sa jolie petite gueule ! Il ne pourra plus surfer que sur internet !

Meritxell lui serra la main, ce qui le calma instantanément. Il se pencha vers les deux hommes.

  • Où va t'on ?

  • On commence par changer de véhicule. Celui là doit déjà être signalé, et on vous conduit à la grande loge. Le Grand-Jarssouhaite s'entretenir avec vous.

La camionnette avait fait demi tour vers Estella. Elle s'immobilisa au bord du chemin en arrivant à Ayegui. Un vieux combi Wolksvagen attendait au bord de la route. Jean-Jacques fit un signe à l'intention des jeunes gens.

  • On prend le combi. A partir de maintenant nous sommes des journaliers et nous avons fini les vendanges. Nous rentrons chez nous à Logroño.

5 février 2021

chapitre 12

Sire Pons ne décolérait pas. L'incompétence des équipes sur le terrain l'avait mis dans une rage folle et l'enlèvement des deux canadiens ne faisait qu'ajouter à sa colère. Il tournait dans sa chambre comme un fauve dans sa cage.

 

Une alarme s'alluma. Le commandeur d'Aquitaine cherchait à le joindre. Pons ceignit son front du bandeau neuronal et commuta mentalement son écran sur son interlocuteur. Ce dernier appartenait au conseil de la Maison-Dieu et il convenait de ne pas le froisser. D'autant que les commanderies de France avaient un poids important dans les votes lors de l'élection du Nautonier. Un poids hors de proportion avec leur puissance réelle. Pons songea qu'il mettrait un terme à cela le jour venu....

  • Messire Thibaud quelle joie de vous voir enfin vous joindre à nous.

Thibaud de Comminges toisa son interlocuteur par l'intermédiaire de l'écran, ce qui eut le don d'énerver Pons.

  • Bonjour messire Pons. J'ai crû bon de vous faire part de certains éléments glanés ici et là. Je crois qu'ils seront de quelque importance dans votre quête.

  • Dans notre quête à tous messire Thibaud. C'est la grande quête de Maison-Dieu et tous les chevaliers n'ont que sa réussite en tête.

Le français ravala sa pomme d'Adam.

  • Certes !

  • Alors quelles sont ces nouvelles ?

  • La fille du « maudit » Capdeplat a disparu de chez elle.

Pons fit un petit effort de mémoire. Capdeplat ! Des hommes sous les ordres du commandeur d'Aquitaine s'étaient occupés de façon « primitive » de celui que l'on soupçonnait être un maître-jars. L'opération s'était certes déroulée à la demande du commandeur des terres ibériques mais les français n'étaient pas blancs comme neige dans cette histoire.

  • Oui, je me souviens de ce maudit... Le fameux maître que vos hommes ont éliminé de façon bestiale. Qu'est ce que vous pouvez me dire sur cette jeune fille ?

  • Elle a été aperçue faisant le plein de son véhicule dans une station espagnole du côté de Pamplona.

  • Vous êtes certain de votre information ?

  • Tout à fait ! Nos logiciels de reconnaissance morphologique sont installés dans toutes les stations service d'Europe... vous êtes au courant de l'opération « l’œil de Caïn » ?

  • Oui.

  • La fille se déplace dans un véhicule Twingo de marque Renault ... j'ai laissé les éléments sur le réseau central. Ce véhicule appartient à un jeune indépendantiste basque de Saint Jean de Luz qui nous a confirmé lui avoir prêté.

Sire Pons fit la moue.

  • En général les basques ne sont pas bavards !

  • Nous avons des moyens de persuasion très efficaces. Ce véhicule a été aperçu à Logroño ce matin.

  • Oui et alors ?

Sire Thibaud eut un sourire hautain.

  • C'est vrai que vous les américains, vous n'avez pas une bonne connaissance du vieux continent.

Un éclair traversa le regard de Pons. Le français buvait du petit lait, il laissa un silence pesant s'installer avant de le rompre d'un cinglant.

  • La principale loge espagnole des « maudits » se trouve dans cette ville, à proximité de l'endroit où elle a été vue ...

Sire Pons reçut l'information comme une gifle mais il ne laissa paraître aucune émotion.

  • C'est effectivement une information vitale et je vous remercie Sire Thibaud d'avoir pris de votre temps pour me la faire parvenir. Je saurais me souvenir de cette conversation. Soyez en certain.

Le sourire qu'il décocha à cet instant aurait dû glacer son interlocuteur mais celui ci ne s'aperçut de rien. Une question effleura soudain l'esprit de Sire Pons.

  • Savez vous quel pouvait être le pouvoir de son père ?

Le sourire hautain de sire Thibaud disparut.

  • D'après le Sénéchal il s'agit de la sixième lame. Je ne sais pas à quoi cela correspond.

  • Peut elle en avoir hérité ?

Un haut le coeur souleva la poitrine du français.

  • Mais c'est une femme !

  • Oui effectivement ! .... Encore merci frère Thibaud.

Ce genre de réflexion imbécile raviva la colère du Maréchal. Bien sur c'était une femme et c'était un moyen pour les maudits de péreniser leur savoir en dépit de leur constante diminution....

 

 

*****

 

 

L'Enoch

 

Je venais d'entrer dans ma quatorzième année, les jours commençaient à rallonger aussi bien le matin que le soir, mais il faisait encore nuit noire lorsque mon père était venu me réveiller. Maman avait préparé un petit pic nique essentiellement composé de fruits, de pain et d'eau.

Pour l'occasion je portais sous mes vêtement d'hiver une tunique longue de chanvre naturel. Ma mère l'avait tissée elle même et le tissus était d'une finesse et d'une douceur incomparables.

Nous étions partis à pieds vers la forêt, mon père ouvrait le chemin, ma mère me tenait par la main. C'était une nuit sans lune et je ne voyais pas où je mettais les pieds alors que mes parents marchaient presque normalement.

Nous nous dirigions vers un lieu que je connaissais bien, une clairière où je venais régulièrement rendre visite à mon arbre frère, un châtaignier que mon père avait planté le jour de ma naissance. Les premières lueurs de l'aube commençaient à poindre lorsque nous arrivâmes à l'endroit choisi pour la cérémonie.

Je m'étais dévêtue pour ne garder que ma tunique. L'excitation du moment m'empêchait de ressentir la morsure du froid. Je m'étais alors approchée de mon frère et j'avais enlacé son tronc en posant mon front sur son écorce brune. Comme toujours des sons mélodieux se formèrent sous mon crâne. Petit à petit ces sons se combinèrent pour former des mots.... Bonjour Cécile – Content sentir toi -

Nous échangeâmes ainsi quelques mots. Soudain il prononça sur un mode interrogatif - Enoch ? - oui ! - vas sous le grand vénérable, il est là - merci, à bientôt.

 

Mon père et ma mère n'avaient pas bougé. Ils m'observaient sans mot dire en se tenant par la main.

  • il m'a dit qu'il était sous le grand vénérable.

    Mon père sourit en répondant.

  • Qu'est ce que tu attends pour y aller ?

    Je me précipitais vers le grand châtaignier qui poussait à une centaine de mètres de là, en bordure de falaise. J'aperçus immédiatement la silhouette torsadée au milieu d'un bosquet de houx.

  • Papa, Maman, il est là ! Qu'est ce que je fais ?

  • Attends un instant, je t'amène la serpe. Il faut couper de façon très nette pour ne pas faire souffrir inutilement.

    L'arbre qui allait devenir ma canne, mon aback, était torsadé, vrillé comme une grande pampre couverte de façon aléatoire de nodules sombres. A son sommet trois branches d'égales longueurs ressemblaient à des serres d'oiseau. Cet aspect tourmenté était dû à la puissance de la Wouivre qui passait à cet endroit. Il s'agissait de la même veine qui courrait sous notre maison et sous le chœur de l'église du village.

     

    D'un geste sûr mon père coupa l'arbre à quelques centimètres du sol, puis il me tendit la serpe. Je devais accepter le don des arbres en offrant un peu de mon sang. La pointe de la serpe était plus aiguisée qu'un rasoir. Lorsque je piquais le bout de mon doigt une goutte vermillon se déposa à l'endroit exact où l'arbre avait été coupé.

    Mon père enveloppa ce qui allait devenir ma canne dans un linge fait du même tissus que ma tunique, puis je me rhabillais avec les vêtements chauds que me tendis ma mère.

 

De retour à la maison nous enterrâmes au fond du jardin la canne dans son linge de chanvre après l'avoir soigneusement écorcée.

 

Nous déterrâmes l'aback quelques jours avant Pâques. Le bois couvert d'humus était noir mais parfaitement sain. Je gravais deux ou trois motifs qui se voulaient décoratifs, mais je n'étais pas très douée, et je le fis sécher jusqu'au Solstice. Lors des feux de la Saint Jean mon père me montra comment durcir la pointe de ma canne dans les flammes …. à cet instant, l'Enoch, l'initiation de ma quatorzième année prit fin.

 

Je rangeais soigneusement mon aback dans un coin de ma chambre et je l'oubliais.

 

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16 janvier 2020

chapitre 11

Les vendanges venaient de s'achever et les vignes de la Rioja, parées des couleurs de l'automne, s'apprêtaient pour l'hiver. Quelques tracteurs tournaient encore entre les rangées de ceps pour un ultime nettoyage.

 

Juan-Pedro, le visage blême, était assis à côté de Cécile dans la petite Twingo. La jeune française lui jeta un regard inquiet.

  • Ça ne va pas ? Demanda Cécile.

Le jars les lèvres pincées et le regard vide répondit d'une voix sifflante.

  • Je n'aime pas me déplacer en voiture.

  • Pourquoi ?

  • Ce n'est pas naturel ! Nos corps ne sont pas faits pour ça ... ça va beaucoup trop vite !

  • Tu peux m'expliquer ?

L'espagnol cherchait ses mots.

  • Tu sais quelle vitesse ton corps peut atteindre par ses propres moyens ?

Cécile réfléchit un instant.

  • Je ne sais pas, une vingtaine de kilomètres heure.

  • En marchant normalement tu ne dépasses pas sept kilomètres heures ... Tu peux aller plus vite lors d'une chute. Tomber est naturel et dans une chute, du haut d'un toit par exemple, tu peux atteindre plus de cent kilomètres heure. Mais à l'arrivée tu es mort...

  • Et alors ?

  • Alors, au delà de vingt kilomètres heure, notre corps se prépare à mourir et réagit en conséquence ... quand tu te prépares à un choc tu te crispes, tu rentres la tête, tu te protèges avec tes bras. Au delà de vingt kilomètres heure ton corps en fait autant.

  • Je comprends ton raisonnement .... et au delà de cent kilomètres heure ?

  • Au delà, on se situe en dehors des limites naturelles ... on se trouve dans un domaine pour lequel notre corps n'a plus de référentiel. Nous ne sommes pas faits pour nous déplacer si vite.

  • Lorsque tu voyages dans le deuxième ciel, tu te déplaces bien à des vitesses plus élevées.

  • Seul mon esprit voyage. Mon corps n'est pas soumis à des contraintes pour lesquelles il n'a pas été conçu.

  • C'est la rançon du progrès.

  • Tu crois vraiment qu'il s'agit d'un progrès ?

  • Ben oui, ça facilite les déplacements, la communication.

  • L'homme n'a pas besoin de ça pour communiquer ou se déplacer. Il doit redécouvrir toutes les capacités qui sont enfouies en lui.

Cécile, plongée dans un abîme de perplexité, resta silencieuse jusqu'à ce que les faubourgs de Logroño apparaissent.

 

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L'Ebre, le grand fleuve du nord de l'Espagne, traversait la capitale de la Rioja. Son niveau était au plus bas et le pont de pierre menant au centre ville paraissait disproportionné au regard du filet d'eau enjambé.

Cécile se tourna vers lejars qui reprenait petit à petit des couleurs.

  • Tu me guides Juan Pedro. Je ne sais pas du tout où nous nous trouvons en ce moment.

  • Oui, oui ... euh ! la rue de la loge se trouve tout de suite après le pont. Si tu vois un panneau qui indique la chapelle San Gregorio...

Au premier rond point, la jeune fille décrivit un tour complet avant que Juan-Pedro ne réagisse. Il s'écria tout à coup en montrant une ruelle étroite.

  • Prends la Calle « Rua vieja ». La chapelle de San Gregorio ne se trouve pas très loin.

La Twingo roulait au pas. Des coquilles de bronze scellées dans les pavés tous les cent mètres indiquaient le chemin vers Santiago.

  • C'est par là ! je tourne.

  • Non ! Continue tout droit, tu stationneras plus loin.

  • Pourquoi ?

Juan-Pedro montra un bâtiment moderne le long de la rue.

  • C'est un poste de la Guardia Civil. Ils sont de mèche avec la Maison-Dieu et ils surveillent les abords avec des cameras.

  • Ils n'ont pas le droit.

  • C'est un bâtiment officiel ... ils profitent des menaces terroristes pour filmer toutes les allées et venues dans le quartier.

  • Mais pourquoi ?

Le jars sourit dans sa barbe.

  • Ils savent que notre loge se trouve ici ... Comme nous savons où se trouvent leurs commanderies. Alors ils nous surveillent. C'est de bonne guerre. On va se garer plus loin et marcher comme des touristes. Là par exemple, c'est très bien.

 

Par des chemins détournés, ils se dirigèrent vers une maison ancienne dont le rez-de-chaussée abritait une épicerie poussiéreuse. A proximité se trouvait l'ancienne demeure de San Gregorio transformée en musée.

Juan Pedro poussa la porte vitrée de l'épicerie. Un carillon tinta. Cécile crût entrer dans une échoppe de souk africain. Une accorte matrone officiait derrière une petite vitrine dans laquelle était disposés fromages, jambons et chorizos. Elle leva les bras au ciel en voyant rentrer Juan-Pedro et se précipita vers le jars pour l'étouffer sur son imposante poitrine. Puis, apercevant Cécile, elle demanda.

  • Bonjour mademoiselle. Vous désirez ?

  • Elle est avec moi, Maria-Pilar ... Je te présente Cécile, une sœur qui vient de France.

La grosse dame enlaça la jeune fille.

  • Pauvre petite, elle est toute pâle et toute maigrichonne !

Elle se tourna vers le jars.

  • Ça fait longtemps qu'on ne t'avait pas vu Juan-Pedro. Qu'est ce qui t'amène à Logroño ?

  • Je viens voir le Maître. Je veux lui présenter Cécile.

Elle leva de nouveau ses bras courts vers le ciel mais cette fois dans un geste de supplication.

  • Mon Dieu ! Tu ne sais pas !

Brusquement inquiet le jars se raidit.

  • Il est arrivé quelque chose à Juan-Antonio ? Que se passe t'il Maria-Pilar ?

  • Juan-Sanche est mort ! Il a été assassiné ... Juan-Antonio s'est enfermé dans son bureau depuis hier soir et personne ne peut le voir. Même Juan-Carlos n'a pas pu y pénétrer.

Le jars l'air soucieux fronça les sourcils.

  • Il faut tout de même que nous parlions à Juan-Antonio. Est ce qu'on peut voir Juan-Carlos ?

  • Oui , bien sûr, tu connais le chemin.

Elle dégagea du bras un rideau en lanières de plastique coloré qui masquait un passage étroit et sombre. Lorsqu'ils furent suffisamment éloignés Cécile agrippa le bras du jars.

  • Où va t'on ?

  • La loge se trouve en face de la chapelle San Gregorio. Son entrée est surveillée. On utilise un souterrain, c'est plus discret.

  • Qui est Juan-Sanche ?

  • Le fils du Grand-jars.

 

Le couloir voûté long d'un cinquantaine de mètres descendait en pente douce en direction de l'Ebre. Des veilleuses creusées à intervalles réguliers éclairaient les paroies de pierre brute. Une porte de chêne obstruait l'extrémité du boyau.

À mi chemin le jars s'arrêta et joignit les mains sur la poitrine en baissant légèrement la tête. Puis il prit une pièce d'un centime d'euro dans sa poche et la posa sur un petit tas qui brillait doucement par terre.

  • Qu'est ce que tu fais?

    Le jars se retourna surpris.

  • Je demande au gardien de nous laisser passer.

  • Qui ça ? Je ne vois personne !

    Une lueur d'inquiètude brilla dans les yeux de Cécile. Elle se demanda un instant ce qu'elle faisait là en présence d'un homme qui s'adressait au vide. Juan-Pedro comprit son désarroi et sourit.

  • Tu ne le vois pas !

  • Non je ne vois rien, qu'est ce que je devrais voir ?

  • Un "gane'ch".

  • Qu'est ce que c'est un "ganèche" ?

  • Pas un "ganèche" mais un "gane'ch" ... C'est un être de l'autre monde.

  • Un fantôme ?

  • Non ! pas un être du monde des morts mais du monde du "petit peuple" .... tu as bien entendu parler des lutins, des gnomes, des fées ...

    Cécile ne savait plus si elle devait sourire ou rester sérieuse. Elle murmura du bout des lèvres.

  • Oui, dans les contes de fées...

    Le jars hocha la tête.

  • Je comprends .... Tu ne vois rien ?

  • Non !

  • Un jour, certainement, tu pourras le faire... Tous les lieux sacrés sont protégés.... Nous avons des accords avec le petit peuple. Quelqu'un te l'expliquera certainement mieux que moi.

    La jeune française n'osait plus avancer.

  • Viens, n'aies pas peur ... Il nous a autorisé à passer.

  • Euh, à quoi il ressemble ? Demanda Cécile en observant inquiète la voûte de pierres suintante d'huminité.

    Juan Pedro leva les mains très haut.

  • Il est à peu près comme ça.... Deux mètres cinquante.

  • C'est un homme ?

    Le jar sourit.

  • Si l'on veut, il a le corps d'un homme et la tête d'un ... - il hésita – d'un éléphant.

  • Mon Dieu ! L'exclamation venait du fond du coeur.

  • Ne t'inquiète pas. Les "gane'chs" sont très forts mais très sympas et très coquets. .. C'est pour ça qu'on leur donnent des pièces, ils se confectionnent des tuniques avec ...

 

 

Somatne_fata_(8)

 

Le jars saisit un lourd heurtoir de bronze et frappa trois coups. Un grincement sinistre retentit derrière Cécile. Une grille descendait interdisant tout repli.

  • C'est une précaution ! Ils vont nous contrôler.

  • Qui ça « ils » ? Des êtres fabuleux encore ?

  • Non il n'y a que le « chanteur de mémoire ».

  • Il ne le fait pas par télépathie ?

Le jars sourit.

  • C'est déjà fait ... mais on n'est jamais trop prudent.

Une petite trappe s'ouvrit au milieu de la porte. Un visage apparut.

  • Bonjour Juan-Carlos – il se mit de côté pour que son interlocuteur puisse observer la jeune fille. - je te présente Cécile.

  • Bonjour Juan-Pedro, bonjour Cécile. Entrez.

Le battant de bois s'ouvrit lentement. Juan-Pedro retira ses chaussures imité par Cécile. Les deux jars se placèrent face à face et positionnèrent leurs pieds de façon à former un carré puis, en se tenant par les avant-bras ils posèrent leurs front l'un contre l'autre et restèrent ainsi quelques secondes sans dire un mot puis ils se séparèrent en souriant.

Devant l'air ahuri de la jeune fille Juan-Pedro plaisanta.

  • Notre jeune amie n'a semble t'il jamais vu un salut entre maîtres-jars.

Cécile rougit.

  • Non jamais, mais depuis hier il y a eu beaucoup de choses que je n'avais jamais vues.

     

La salle dans laquelle ils se trouvaient n'avait sans doute pas changé depuis le moyen âge. Des chandeliers muraux offraient avec parcimonie une lumière dansante. Celle ci accentuait les ombres des visages de façon angoissante.

Dans un coin de la pièce quatre chaises à haut dossier était disposées autour d'un cube de granite foncé dans lequel des évidements permettaient de glisser les jambes.

 

Juan Carlos présenta un emplacement à Cécile puis il s'assit en face de la jeune fille tandis que Juan-Pedro prenait place à ses côtés.

  • Maria-Pilar nous a parlé d'un drame épouvantable. Que s'est il passé ? Comment va Juan-Antonio ?

  • Mal ! Il ne parle à personne, il n'a pas dormi ... lorsque j'ai appris la mort de Juan-Sanche Je suis allé voir Graziela pour interroger les arcanes.

  • La bohémienne ?

  • Oui ! Elle m'a confirmé que ce n'était pas un accident ... c'est un meurtre perpétré par la Maison-Dieu et ce n'est pas le premier.

Juan-Pedro tourna un regard gêné vers Cécile.

  • Je sais, le père et l'oncle de Cécile en ont été les victimes en France il y a trois jours.

Juan Carlos fixa intensément la jeune fille.

  • Toutes mes condoléances ... il faudra bien qu'un jour la Maison-Dieu paye pour tous ces crimes.

Le "chanteur de mémoire" restait silencieux. Cécile n'osait pas ouvrir la bouche, impressionnée par l'aspect austère du décor et par la solennité qui se dégageait du petit homme.

  • Je suppose que tu n'es pas venu avec cette jeune française uniquement pour m'annoncer le terrible drame qui endeuille sa famille.

  • Non, bien sûr... Son père et son oncle étaient Jean et Jacques de Sordes.

Les épaules de Juan-Carlos s'affaissèrent d'un seul coup. Il murmura.

  • Jean et Jacques ...

Juan Pedro l'interrompit.

  • Cécile est leur héritière... Elle a hérité des deux lames !

Les yeux du conseiller s'arrondirent de surprise.

  • C'est impossible.

Juan-Pedro continuait.

  • Elle est venue chez moi. Quelqu'un lui a donné cette adresse s'il lui arrivait malheur ... Je l'ai emmenée au temple. Elle n'avait jamais été initiée pourtant elle m'a suivi sur tout le chemin.

Le conseiller prit la main de Cécile dans la sienne.

  • Qui vous a demandé de vous rendre à Torres-del-Rio ?

Le ton était à la fois ferme et interrogateur. Cécile, l'esprit brouillé, ressentait une certaine angoisse. Le claquement d'une porte la fit tressaillir.

 

  • C'est moi qui lui ait demandé de venir.

Le Grand-Jars se tenait immobile sur le seuil de la pièce. Ses traits tirés étaient blafards, presque gris.

  • C'est moi qui ait suggéré à cette demoiselle de se rendre à Torres del Rio.

Les yeux fiévreux du vieillard brillaient d'un éclat terrible. Juan-Carlos s'avança au devant du vieil homme.

  • Comment allez vous maître ?

La voix caverneuse du Grand-Jars gronda.

  • Comme un homme qui vient de perdre son fils. - Il s'approcha de Cécile – et je suis très bien placé pour comprendre ce que ressent cette enfant qui vient de perdre son père.

Juan-Pedro s'était levé. Le vieux jars lui prit le bras et lui donna l'accolade en posant sa tête contre la sienne.

  • Merci Juan-Pedro, tu as fait exactement ce que j'attendais du maître des « veilleurs ».

Le "chanteur de mémoire" ajouta précipitamment.

  • Cette jeune fille nous a expliqué le malheur qui la touche. Les conséquences de ce drame sont .... inattendues et fâcheuses. Cette jeune fille détiendrait deux lames !

  • Je sais !

    La réponse du Grand-Jars claqua sèchement, suivie d'un long silence

  • C'est pour cela qu'elle assistera au conseil des jars qui aura lieu après- demain !

  • Mais nous n'avons pas encore retrouvé la règle Jakin et le monastère de Gallion ne veut pas que le successeur du crieur voyage en ce moment. Il est trop jeune et insuffisamment expérimenté.

  • Nous aurons la règle Jakin et nous dévoilerons l'énigme de la pierre.... Et cette jeune fille présentera ses lames au conseil comme tous les autres.

  • Mais, maître, c'est ...

  • Oui Juan-Carlos.

La voix du Grand-Jars était devenue glaciale. Celle du conseiller n'était plus qu'un chuchotement.

  • C'est une femme !

  • Oui, et alors !

  • Il n'y a jamais eu de femme au conseil !

  • Makeda, la reine de Saba ! ... Marie-Madeleine ! ... Ragnachilde, notre reine pédauque ... et plus loin encore Isis, Demeter étaient de quel sexe ? Qui sommes nous pour nous être arrogés le droit de nier aux femmes les pouvoirs qui de tous temps furent les leurs ?

Juan-Carlos ne savait plus quoi dire. Il se taisait, la bouche entrouverte.

  • Nous sommes tombés dans un piège tendu par Rome ! Les catholiques sont assez nombreux pour confisquer le savoir à la moitié des leurs. Nous n'avions aucune raison de les imiter. Ils ont agi ainsi pour nous nuire, pour nous faire disparaître ... C'est tellement plus facile d'éliminer un peuple quand on réussit à le diviser en deux factions qui se neutralisent... nous sommes des imbéciles, il n'est que temps de s'en rendre compte.

La dernière phrase était tombée comme un couperet. Sur un ton plus avenant il se tourna vers Cécile.

  • Quelles lames représentes tu ?

  • La 6 et la 7.

  • J'espère que nous aurons les bonnes lames avec nous lors du conseil et qu'il n'y aura pas trop de sièges vides ...Chaque siège vide, c'est un de nos frère assassiné par les « renégats ».

 

 

 

*****

 

 

 

Le Grand-Jars avait invité Cécile et les deux maîtres-jars dans son bureau qui disposait de fauteuils en osier et d'une table basse. Maria-Pilar était arrivée quelques instants plus tard avec un plateau sur lequel se trouvaient du café, de l'eau et quelques tapas aux légumes.

Le vieil homme s'adressa à Cécile.

  • Tu connais l'Hargo

  • Un peu mais je ne le parle pas vraiment.

  • Il faudra que tu t'appliques, car c'est le passage obligé avant de pratiquer la télépathie et toutes les lames communiquent par télépathie...

La jeune fille se figea.

  • Ça veut dire que mon père et mon oncle le faisaient?

  • Oui bien sûr !

  • Mais ils ne m'en ont jamais rien dit.

  • Ils t'ont appris certaines choses mais pas tout ce qu'ils savaient ... rassure toi, tu vas étudier cela chez nous... Mais en ce moment nous avons de grosses préoccupations.

  • Pourquoi ?

  • Je vais essayer d'être bref.

Le vieil homme raconta alors l'histoire du peuple des oies.

  • Lors du dernier éveil nous avons œuvré avec l’église catholique. Nous espérions alors réussir ce que nos ancêtres n'avaient pu faire : élever l'humain à un niveau qui lui permettrait de ne plus jamais régresser. Nous nous sommes trompés, une fois de plus... Lorsque le roi de France et le Pape félon se sont ligués contre le Temple, nous avons compris que nous nous étions fourvoyés... Il était trop tard, cela correspondait à la fin d'un cycle. Le conseil des jars s'est réuni à Gallion et a décidé de mettre Bohor en lieu sûr. Le secret de ce lieu n'était connu que d'un homme : le Grand-Jars de l'époque.

Cécile avait levé un sourcil interrogateur.

  • La Vouivre va bientôt se réveiller , il faut utiliser Bohor, et le « crieur du temps » a interrogé le passé pour connaître l'emplacement de la pierre.

  • Interroger le passé ! Comment fait il ?

  • Le "crieur du temps" observe le déroulement du temps.

  • Il voit l'avenir ?

  • Non, il sait l'avenir ... au contact de la Vouivre, il se place sur la ligne du temps, il observe et il nous raconte. Il devait apporter le fruit de ses observations pour l'assemblée des « lames », c'est ce que nous appelons la régle jakin. Malheureusement il a été victime d'un empoisonnement. Quand il s'est senti mourir, il a codé le document et l'a confié à l'un des nôtres. Ce dernier vient d'être assassiné à son tour et la règle est perdue pour l'instant. Tu m'arrêtes si tu as des questions à poser.

Cécile sourit.

  • J'en ai mille... Que fera l'assemblée des lames ?

  • Tout d'abord déchiffrer l'énigme du crieur puis désigner ceux qui seront responsables de la quête.

  • Et une fois que la « pierre de gloire » aura été retrouvée ?

  • Le conseil se réunira de nouveau pour définir le meilleur moyen de l'utiliser. A l'éveil de la Vouivre doit correspondre un éveil de l'humanité.

  • Qu'est ce que la Maison-Dieu ?

Les visages des trois jars marquèrent le même étonnement. Juan-Antonio soupira.

  • Il y a encore beaucoup à faire pour ton éducation jeune fille. La Maison-Dieu c'était le Temple....

  • Le Temple des templiers ?

  • Oui entre autre... Le Temple n'était pour eux qu'un outil mais nous l'avons compris trop tard et nous étions déjà trop engagés à leur côté. Ils sont devenus nos plus farouches adversaires.

  • Pourquoi ?

  • La famille du pape félon, Clement V, celui qui signa les décrets de dissolution du Temple était d'origine jack.

La voix du Grand-Jars était soudain devenue très lasse.

  • Il y a des traîtres et de renégats dans toutes les sociétés. Clément V se nommait avant son élection Bertand de Got. La famille « de Got » était originaire de Biscaye et ils n'étaient pas plus nobles que tes ancêtres ou les miens. C'étaient des parvenus qui se sont installés sur des terres offertes par Cluny. Les moines noirs ont couvert d'or cette famille, moins d'un siècle plus tard les Got ont dû payer leur dette.

Cécile hochait la tête d'un air dégoûté.

  • C'est du mauvais roman d'espionnage cette histoire. Pourquoi la Maison-Dieu nous pourchasse elle comme ça ?

  • Ils veulent Bohor pour refaire le monde. Ils savent que nous sommes détenteur du secret de son emplacement.

La jeune fille sentait les questions bouillonner sous son crâne.

  • Mon oncle disait qu'il y avait trois pierres.

  • C'est exact et ils en ont déjà deux. Hars et Graal.

  • Comment ! Comment ont ils trouvés le Graal ?

Le Grand Jars haussa imperceptiblement les épaules en rajustant son bonnet rouge.

  • Les sarrazins l'ont emporté dans leurs bagages après le sac de Tolède, l'ancienne capitale Wisigothe.... Par des cheminements trop longs à t'expliquer, la pierre sacrée s'est retrouvée dans les réserves du musée de Bagdad. Personne ne savait ce qu'était ce cailloux. Lorsque les limiers de la Maison-Dieu ont retrouvé sa trace, ils ont déclenché une guerre et l'ont récupéré lors de l'arrivée des occidentaux à Bagdad.

  • Une guerre !

  • Bush est une marionnette de la Maison-Dieu. Certains de ses conseillers les plus influents sont des chevaliers. Ils ont monté la plus grande escroquerie de ces cent dernières années.

  • Sur place il y avait des militaires, des journalistes ... je ne comprends pas.

  • Dans toute cette mascarade il n'y a eu qu'un événement d'une réelle importance.

  • Lequel ?

  • Le pillage du musée de Bagdad, lors de la chute de la ville. Tout le reste n'est que de la poudre aux yeux.

  • Il n'y avait pas plus simple ?

  • Peut être mais ils devaient avoir d'autres desseins cachés que nous ignorons.

 

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La jeune fille semblait dubitative.

  • Et Hars.

  • Hars ! Les templiers en avaient la garde. Elle appartenait au trésor de Montsaunes.

  • Montsaunes ! La commanderie de Comminges ?

Le vieil homme sourit.

  • Tu connais ?

La jeune fille rosit.

  • Je fais des études d'histoire.

  • La commanderie de Montsaunes avait la garde de Hars ainsi que de la dernière corne de Licorne.... Jusqu'à ce qu'un certain Bertrand de Got, toujours lui, évêque de Saint Bertrand de Comminges quelques années avant de devenir Pape, ne s'approprie la fameuse corne.

  • Dont on dit qu'elle était en réalité une dent de narval !

Les yeux de Juan-Antonio lancèrent un éclair sombre.

  • Balivernes ! Ceux qui affirment cela ne l'on jamais vue et n'ont jamais vu de licorne ! Ils prétendent que c'est une dent de narval. S'ils avaient ignoré l'existence du narval ils auraient sans doute dit que c'était une défense d'éléphant ... C'est la corne de la dernière licorne ayant vécu sur ce monde... Avant que ses sœurs ne se réfugient dans « l'autre monde » avec le petit peuple. Lorsque Bertrand de Got est devenu Pape, la commanderie a conservé la garde de la pierre et de la corne sous la responsabilité de trois templiers choisis par le Pape lui même. Il avait pris soin de désigner des templiers étrangers à notre peuple et il leur fit jurer fidélité.

  • Pas fou le Pape !

Le vieil homme eut un petit sourire.

  • Non, pas fou ! Mais lorsqu'il signa l'ordre d'arrestation du Temple quelques années plus tard ces trois chevaliers s'estimèrent relevés de leur serment de fidélité à son égard. Ils s'enfuirent avec Hars jusqu'au Portugal où ils rejoignirent la « Maison-Dieu » qui se restructurait. Cette pierre se trouve aujourd'hui dans la commanderie mère de Chicago.

  • Vous n'avez jamais songé à les reprendre ?

Les yeux de Juan-Antonio fixèrent le plafond.

  • Oui , souvent....

    Cécile hésita un instant.

  • Tu as une question qui te démange ?

  • Oui Grand-Jars.

  • Et bien n'hésite pas !

  • Est ce que nous sommes nombreux ?

  • Qui ça ?

  • Nous, les jacks ...

    Les épaules du vieil homme se voûtèrent.

  • Autrefois nous occupions une grande partie de l'Aquitaine et du Nord de l'Espagne mais la ségrégation nous a affaibli... Pourtant le coup de grâce fut porté lorsque l'étau s'est desserré.

  • Je ne comprends pas.

  • Tant que nous étions marginalisés il existait une solidarité absolue entre les jacks ... nous étions méprisés, haïs mais solidaires. Avec la révolution, les campagnes napoléoniennes puis les grandes guerres nous n'avons pas pu rester à l'écart du monde comme nous l'avions fait jusqu'à présent... Les nôtres se sont battus aux côtés des français, des républicains espagnols... Ils sont allés dans d'autres pays, d'autres contrées. Lorsque nos jeunes ont découvert qu'ils pouvaient vivre comme n'importe qui, ils ont abandonné nos valeurs, nos coutûmes, nos traditions. Pour répondre à ta question, le tiers de la population des Pyrénées a du sang jack dans ses veines aujourd'hui ... Mais nous ne sommes que quelques centaines à conserver nos traditions et à savoir encore qui nous sommes.

3 janvier 2020

chapitre 10

Juan-Antonio Arnautoo n'aimait pas la lumière crue du soleil. Seule une minuscule fenêtre, semblable à une meurtrière, lui offrait un peu de luminosité. Sa main aux doigts courts et épais, une main de tailleur de pierres, caressait l'ardoise sombre de son bureau.

Une bouffée de colère empourpra son visage sévère. Son peuple depuis près de dix mille ans offrait de la confiture à des gorets ! Les larmes aux yeux il songeait aux trésors d'art dont ils avaient parsemé l'Europe lors du dernier réveil de la Déesse. Ces merveilleux instruments d'éveil qu'étaient les cathédrales et dont les hommes n'utilisaient pas le centième des possibilités....

Il jouait avec les objets dispersés sur le bureau, soulevant chacun d'eux par la force de l'esprit, les faisant tournoyer puis les reposant délicatement devant lui. Le vieux jars eut un sourire triste. A quoi servaient les pouvoirs mentaux contre la force brute et la puissance de la Maison-Dieu ? Ne valait il pas mieux offrir aux chevaliers ce qu'ils désiraient afin qu'ils acquièrent une sagesse qui leur faisait tellement défaut ...

 

Un discret coup sur la lourde porte de chêne le ramena à la réalité. Juan-Carlos Madera, son secrétaire-conseiller, à la fois maître de cérémonie et mémoire vivante de son peuple, attendait sur le seuil.

  • Oui, entre Juan-Carlos, je t'attendais.

  • Nous avons retrouvé les assassins de notre frère Juan-Pablo !

Les yeux du vieil homme fixèrent intensément ses doigts. Sa voix exprima une immense lassitude.

  • Je ne peux pas approuver une action qui conduit à la mort d'un être vivant.

  • Ils s'apprêtent à commettre d'autres meurtres. Ils sont à la recherche de jeunes pèlerins ...

Les tremblements de Juan-Antonio ne pouvaient plus être contenus. Le "chanteur de mémoire" s'inquiéta aussitôt.

  • Que se passe t'il Maître ?

  • Je sais pour ces jeunes gens... Nous devons les aider.

Juan-Carlos eut l'air surpris. Mais le Grand-Jars avait pris sa décision.

  • Ces enfants ne doivent en aucun cas tomber entre les mains de la Maison-Dieu..... Nous devons les aider !

  • Je m'occupe immédiatement de donner à tous, les consignes qui s'imposent.

  • Merci Juan-Carlos. Tu convoqueras également une réunion exceptionnelle pour la prochaine pleine lune.

  • Une réunion ! Quel genre de réunion ?

  • Nous allons sauver ces jeunes gens ... il faut que nos frères se préparent à la réunion de toutes les lames... Elle sera précédée d'une céna.

Le "chanteur de mémoire" se figea de surprise.

  • Toutes les lames ! Cela ne s'est plus fait depuis sept siècles !

  • Depuis que la Vouivre s'est endormie, mais maintenant que son réveil est imminent, il est temps. Nous l'espérions tous.

Le jars ne répondit pas et s'éloigna discrètement, son ouïe fine avait perçu le battement d'aile discret d'une colombe qui entrait par l'une des ouvertures du toit.

 

 

***

 

 

 

Quelques heures plus tard Juan-Carlos, le "chanteur de mémoire", se tenait prostré dans un bar de la calle de Portales, une des rues commerçantes de Logroño.

Il tenait dans le creux de sa main un minuscule rouleau de parchemin qu'un des pigeons messagers de Gallion avait déposé à la loge dans la matinée. Les quelques mots écrits sur le billet restaient gravés sur ses rétines en lettres de feu : « Juan-Sanche, héritier de la lame des Aigles, a été retrouvé mort dans un ravin proche de l'Ermita de San Andrian ».

 

La salle était déserte, dehors le soleil brillait et les rares clients avaient choisi de s'attabler en terrasse face à la cathédrale de la Redonda. Le petit jars contemplait avec des nausées le décor de cuivres rutilants et de molesquine fauve imitant le cuir ... Cette profusion de métal et ce simulacre de peau animale lui soulevait le coeur mais une brasserie était un lieu relativement discret.

Une silhouette feminine apparut sur le pas de la porte. La femme, une bohémienne, était âgée d'une trentaine années. Ses traits manquaient de finesse mais son regard brillait d'un éclat sombre. Elle entra sans prononcer un mot. Un sourire éclaira son visage lorsque Juan Carlos lui fit signe.

Elle s'adressa au jars dans le langage des anciens, cette langue chantante que le moyen âge connaissait sous le nom de langue des oiseaux.

  • Bonjour Juan-Carlos.

  • Bonjour Graziela.

  • Ça fait longtemps qu'on ne s'est pas vu. Tu vas bien.

Une lueur passa dans le regard du jars. La bohémienne s'excusa. Elle sourit et, de nouveau, ce sourire illumina un bref instant son visage sans grâce.

  • C'est idiot, je me doute bien que si tu m'appelles, c'est que les choses vont mal. Tu sais que par moment j'aimerais que tu m'invites simplement pour boire un café entre amis ...

  • Je sais Graziela. C'est de ma faute.

  • C'est bientôt le réveil .....

  • Le Maître n'est plus tout jeune et j'essaie de le décharger du maximum de ses soucis.

Ils avaient choisi le lieu le plus obscur de l'établissement et discutaient comme des comploteurs en ignorant les regards soupçonneux que certains clients jetaient dans la salle.

  • Je viens de recevoir une nouvelle effroyable et j'ai besoin de ta confirmation avant de l'annoncer au Grand-Jars.

 

La bohémienne tendit la main. Une main aux doigts courts et épais comme ceux d'un homme. Juan-Carlos posa dans sa paume le petit billet plié en quatre. Elle referma les doigts, puis baissa les paupières sans dire un mot. Elle resta ainsi, la tête légèrement renversée vers l'arrière, pendant de longues secondes. Quand elle ouvrit les yeux, ses traits étaient altérés. Une perle de sueur coulait sur sa tempe.

  • Le fils du Grand-Jars a été assassiné hier dans la montagne, poussé dans un ravin par deux hommes habillés comme des militaires.

Elle glissa sa main dans une poche de sa jupe et en sortit un petit jeu de cartes. Un jeu de tarot aux cartes usées par les ans.

  • Tu le reconnais Juan-Carlos ?

  • C'est celui de ta mère ?

  • Oui, celui de ma famille, il a été offert par l'un des vôtres ... il a plusieurs centaines d'années et il est toujours aussi puissant.

  • Tu dis vrai, son énergie .me transperce.. Qu'est ce que tu veux faire ?
  • Tu veux savoir qui étaient ces militaires?

  • Oui bien sûr !

  • Tire quatre cartes s'il te plaît.

Le jars prit les cartes au milieu du paquet.

  • Retourne les.

    La première des cartes représentait « l'empereur ». La voix rauque la bohémienne annonça.

  • Le chef....

En retournant la seconde carte un long frisson parcourut l'échine du petit homme, un frisson de peur et de haine mélangées. Il avait reconnu la tour foudroyée de l'arcane XVI : "La Maison-Dieu".

  • De la « Maison-Dieu » ....

    La troisième carte, l'arcane sans nom, symbolisait la mort.

  • A décidé la mort ...

    La dernière carte, l'arcane sans nombre, était celle du Mat.

  • Des maîtres de la 22ème lame. Tu as ta réponse Juan Carlos.

 

 

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2 janvier 2020

chapitre 9

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L'izard se tenait campé sur un éperon rocheux. Les flancs frémissants il observait avec une indifférence feinte l'homme qui s'approchait doucement de son refuge. L'humain était jeune mais différent de ceux qui marchaient d'habitude dans la montagne. Celui là cherchait le contact... Il n'émettait pas ces sons grotesques qui ressemblaient à des grognements et qui servaient aux humains à communiquer. Il effleurait doucement son esprit d'une pensée appaisante. L'izard répondit sur le même mode.

Un sourire se dessina sur le visage bronzé de l'homme. Ses yeux clairs brillèrent au milieu des mèches blondes collées sur son visage par la sueur. Il s'excusa auprès de l'animal pour son odeur désagréable.

  • N’aie pas peur, je ne te veux aucun mal.

  • Je n'ai pas peur ! - répondit l'animal.Que cherches tu ?

  • Peux tu m'aider ? Ou plutôt, veux tu m'aider ?

  • Je ne sais pas, tout dépend de ce que tu vas me demander.

Une lueur ironique brillait dans l'oeil noir du bouquetin.

  • Je cherche une touffe d'Uath.

  • Il y en a partout !

  • Je sais, mais j'en veux une dont les fruits n'auraient pas encore été brûlés par le gel.

L'izard tourna les yeux vers le Pico de la Garganta. Son museau humide brillait sous le soleil.

  • Dans la combe, à trois sauts d'ici, il y a un buisson touffu que les crocs de l'hiver n'ont pas encore mordu... ne prends pas tout !

L'homme à son tour sourit.

  • Bien sûr mon frère, toi aussi tu en auras peut être besoin si l'hiver est cruel cette année.

Un frisson courut le long de l'échine de l'animal. Parfois les humains qui vivaient plus bas dans la montagne le saluaient. Aucun n'avait jamais utilisé cette expression "mon frère !"

  • Il le sera, la montagne nous a prévenus depuis plusieurs jours.

 

Soudain l'animal releva la tête inquiet. L'homme sentit à son tour une vibration anormale dans l'atmosphère. Il se redressa et huma l'air comme le faisait l'izard.

  • Tu sens quelque chose ?

  • Oui, des humains montent vers nous ... Je ressens leurs pas vibrer sur le rocher.

L'homme était pieds nus, il les posa sur une roche plate qui affleurait entre les bruyères.

  • Tu as raison, ne reste pas là !

L'izard fut surpris de cette réaction.

  • Et toi ?

  • Moi je ne crains rien des chasseurs ... ce sont toujours les tiens qui sont victimes de ces assassins. A bientôt mon frère.

L'izard, comme mû par un ressort invisible, fit un bond prodigieux. Sa silhouette se dessina un instant en contre jour sur le soleil. En disparaissant il lança un joyeux.

  • À bientôt mon frère... sois prudent !

 

L'homme se retourna brusquement. Il entendait maintenant le frôlement des chaussures sur l'herbe sèche qui tapissait le sentier de montagne. Sa vue était plus habituée à l'obscurité des temples qu'à l'aveuglante clarté des cimes pyrénéennes. Il ne distinguait pas les formes qui s'approchaient mais il ressentait leur hostilité au plus profond de son âme.

Il se plaqua contre un rocher et projeta vers les esprits malfaisants un sort de confusion. Il était devenu un rocher au milieu des rochers. Nul n'aurait pu le distinguer si, de la besace qu'il portait en bandoulière, trois graines d'aubépine n'étaient tombées à terre. Dans le silence des cimes la chute des petites baies rouges fit un bruit de tonnerre ...

 

Lorsque les chasseurs s'emparèrent de lui et le précipitèrent dans l'abîme, il lança un dernier cri télépathique.

  • Grande déesse, pourquoi ?

Seul un grand isard reçut l'appel. Une larme de cristal coula de son oeil de velours.

  • Adieu mon frère.

1 janvier 2020

chapitre 8

Torres del Rio

 

 

Juan-Pedro Carpintera et son épouse Carmen habitaient Torres-del-Rio. Leur petite maison, entourée de figuiers et d'oliviers multicentenaires, s'élevait à l'écart du village, près du vieux pont qui enjambait le rio Linares. En blocs de grès bien équarris l'habitation d'un étage paraissait basse, comme tassée sur elle même par le poids des ans. La porte d'entrée, seule ouverture donnant sur la rue, était fermée par un lourd battant de chêne .

L'intérieur montrait le même dépouillement quasi monacal. Une pièce unique occupait la totalité du rez de chaussée, simplement meublée d'une table et de quatre chaises. Les quelques ustensiles de vie courante étaient disposés dans des niches creusées à même la roche ou sur des banquettes de pierre adossées à la paroi. Une vaste cheminée aux proportions harmonieuses occupait tout un pan de mur. Sur son linteau étaient gravée des lettres d'un alphabet inconnu. Quelques braises rougeoyantes , uniques sources de lumière, scintillaient dans l'obscurité de la pièce. 

De longues dalles de calcaire recouvraient le sol. Seules une échelle de meunier donnant sur l'étage et une trappe dissimulant l'entrée de la cave apportaient une note chaude dans cet univers minéral. 

Madame Carpintera refermait soigneusement la trappe de la cave derrière son mari. La brave dame, comme à son habitude s'agenouilla devant une petite statue de la vierge achetée à Saragosse vingt ans plus tôt. Elle replia soigneusement les plis de sa lourde jupe de laine brune sous ses genoux et ferma les yeux. Elle espérait que ses prières sauveraient un peu de l'âme de son malheureux mari qui, dans l'obscur réduit, s'adonnait à l'une de ces séances de sorcellerie qu'elle détestait.. 

Monsieur Carpintera, allongé à même le sol, directement sur le rocher, avait retiré sa chemise, son bonnet et se tenait les bras en croix. Il cherchait à aspirer l'énergie de la Vouivre par tous les pores de sa peau. Ses ancêtres avaient choisi cet endroit il y a plus de mille ans pour bâtir leur demeure car ici, le grand serpent affleurait la surface. Ces lieux étaient rares et Juan-Pedro savait que ses grands-parents avaient eu beaucoup de chance. Ils lui avaient légué un héritage inestimable dont il devait se nourrir aussi souvent que possible. 

Juan-Pedro ferma les yeux. Une grande force le pénétrait, s'insinuait le long de chacune de ses terminaisons nerveuses pour remonter jusqu'à sa colonne vertébrale. Le contact avec la pierre glacée aurait dû le faire grelotter, or une chaleur intense irradiait dans tout son être. Il se concentra encore jusqu'à ne plus sentir son enveloppe charnelle. Il ressentit la séparation entre celle ci et son double-astral en éprouvant une jouissance proche de l'extase. 

Le passage vers le « deuxième ciel » se fit en une fraction de seconde. Il volait maintenant au dessus de son corps en toute conscience. Cette sensation de plénitude et d'infinie légèreté était grisante et jamais ne le lassait, mais il avait une mission à remplir. 

Le conseil des jars avait assigné aux "veilleurs" le contrôle de la voie sacrée et le "chanteur de mémoire" venait de le mettre en alerte en activant le réseau sacré entre son habitation et la grande loge. Une centaine de kilomètres séparaient Torres-del-Rio de Roncevalles, plus de quarante gîtes et quelques milliers de pèlerins ... il devait trouver parmi cette masse d'individus des renégats de la Maison-Dieu ! 

 

Dans son enveloppe astrale, le jars scrutait le sol en observant les auras de tous les êtres vivants... Dans cet état particulier de conscience, le paysage ressemblait à un immense caléidoscope aux couleurs mouvantes. Pour un néophyte cette vision se serait vite avérée nauséeuse mais Juan-Pedro pratiquait les incursions dans le « deuxième ciel » depuis de nombreuses années. Il savait chercher les auras suspectes et celles des hommes de la Maison-Dieu étaient très particulières. La proximité qu'ils entretenaient avec Hars, la « pierre de force », leurs donnaient une tonalité carmin facilement identifiable. 

À Los-Arcos et à Estrella la Maison-Dieu entretenait des commanderies depuis plus de six siècles. Il survola les tours de verre de chacune d'elles. Elles étaient occupées par les petits hobereaux locaux, fils des familles nobles de Navarre. Juan-Pedro ne s'attarda pas, il connaissait chacun d'entre eux. 

En approchant de Puenta-la-Reina une impression néfaste étreignit la poitrine du jars. Il eut le sentiment qu'une ombre gigantesque s'était abattue sur la ville. Un frisson parcourut le corps inanimé allongé dans la cave. Juan-Pablo avait trouvé la mort dans les parages et son ombre planait encore sur la contrée...

Le jars ralentit sa progression, deux tâches carmin scintillaient à la sortie de la ville. Abandonnant le mode de vision ethérique, il s'approcha . 

Deux hommes chargeaient des bagages à l'arrière d'une grosse Ford noire sur le parking d'un l'hôtel. 

  • Nous serons à Logroño dans une heure, nous avons un travail important là bas. Tu prends le volant pendant que je contacte Sire Guy. 

Le plus jeune, un homme maigre aux cheveux noirs de type méditerranéen, s'exprimait d'une voix rocailleuse avec un débit haché.

  • D'accord, tu lui demandes quand est ce que je rentre, ça fait six mois que je suis dans ce bled pourri et j'ai hâte de retrouver Madrid. 

Son compagnon haussa les épaules en refermant le coffre de la voiture. Il rajusta le holster fixé sous son aisselle. La crosse noire d'un pistolet était visible dans l'échancrure de sa veste. 

  • Je ne pense pas que tes états d'âme l'intéressent en ce moment. Tu es en mission et d'après ce que j'en sais le Nautonier a envoyé le Maréchal en personne pour superviser les opérations. 

La grimace de son partenaire prouvait que la réputation de Sire Pons n'était plus à faire parmi les chevaliers. 

Juan-Pedro avait la certitude d'être en face des assassins de Juan-Pablo. Son double astral tournait au dessus des deux individus et un profond dégoût l'envahissait. Il émit une onde télépathique vers la loge. Une simple impulsion mentale lui apprit que l'information avait été enregistrée. 

Lorsque le véhicule démarra, le jars reprit son vol vers Pamplona. Il approchait de la commanderie de Cizur-Minor quand une nausée lui souleva l'âme. Carmen, sa femme, le rappelait et cherchait à le faire revenir dans son enveloppe physique.

 

Autant l'envol vers le « deuxième ciel » était une sensation agréable, autant le retour pouvait être éprouvant. 

Il se réveilla en sursaut sur le sol froid de la cave. Carmen avait entrouvert la trappe et l'appelait d'une voix anxieuse. 

La silhouette de son épouse se détachait comme une ombre fantomatique dans l'embrasure de la trappe. Juan-Pedro reprenait lentement ses esprits et se rhabillait avec des gestes gauches. Il interpella sa femme d'une voix pâteuse. 

  • Tu sais bien que je déteste être rappelé comme tu viens de le faire. Qu'est ce qu'il y a ? 

Son épouse estimait que passer ses soirées à prier pour le salut de leurs âmes à tous les deux lui donnait certains droits. Celui de réveiller son mari quand bon lui semblait en faisait partie. 

  • Une fille, une française veut te voir. 

Juan-Pedro fut immédiatement sur la défensive. 

  • On la connaît ? Elle t'a dit qui elle était ? 

Carmen haussa les épaules. 

  • Parce qu'on connaît des français maintenant ! Elle a parlé d'un « veilleur », je ne sais plus moi ! Presse toi elle attend dehors. 

Le jars sortit de sa cave. En grimpant les marches de l'antique escalier de bois Juan-Pedro s'interrogeait. Il était perdu dans ses pensées quand Carmen fit entrer la demoiselle. 

C'était une frêle jeune femme aux yeux gris, aux cheveux très blonds, presque blancs et à la peau laiteuse. Dès qu'il la vit le jars fut rassuré. Elle s'avança et retira naturellement ses chaussures en passant le seuil. Cette demoiselle était des leurs... Elle tendit la main en s'adressant à lui en espagnol. Elle avait une petite pointe d'accent français qui sonnait joliment. 

  • Bonjour monsieur, je m'appelle Cécile Capdeplat. Je viens de Pau en France. 

Juan-Pedro était encore méfiant, mais lorsque la jeune fille lui eut expliqué le drame épouvantable qu'elle venait de vivre, il ne savait plus quoi dire. Dans sa tête les images les plus horribles s'entrechoquaient. Le supplice des pieds percés n'avait plus été pratiqué depuis l'inquisition ... Carmen pleurait. 

Une pensée cependant inquiétait l'espagnol. Il se racla la gorge avant de demander le plus innocemment du monde. 

  • Tu sais pourquoi on t'a demandé de venir ici, à Torres-del-Rio ? 

Cécile le regarda étonnée. 

  • Non, j'espérais que vous me le diriez. ... ce n'est pas vous que j'ai eu au téléphone ? On m'a donné votre adresse. 

Le jars hocha la tête. 

  • Nous n'avons ni téléphone, ni électricité ici ! 

La jeune fille pensa intérieurement « comme chez papa ... » 

  • Je ne sais pas si c'est important ... celui que j'ai eu m'a dit « demande le « veilleur il saura ce qu'il doit faire ».

  • Comment tu t'appelles déjà ?

  • Cécile Capdeplat !

  • Tu es parente avec Jean Capdeplat ? ... Le maître de Sordes.

  • Oui, c'est mon père ! 

Le petit espagnol porta la main à son front comme s'il était pris d'un étourdissement. Il grommela en Hargo, la tête basse. 

  • Encore un maître ... encore un maître ... 

Il releva la tête vers la jeune fille, une lueur d'angoisse au fond des yeux. 

  • Qui était ton oncle ?

  • Mon oncle s'appelait Jacques Peyragude ... 

Parler ainsi des deux hommes, au passé, arracha un sanglot à la jeune fille. 

Juan-Pedro était devenu blanc comme un linge. 

  • Jacques ! Le deuxième maître de Sordes ... tous les deux assassinés ! Grande Déesse pourquoi ?

    Cécile avait baissé les yeux et pleurait doucement. Soudain elle se redressa et murmura d'une voix brisée par l'émotion.

  • Il y a autre chose.

  • Quoi donc ?

  • La nuit où mon père et mon oncle sont morts, j'ai ressenti une sensation terrible. 

Juan Pedro écoutait d'une oreille vague. Son pied nu décrivait des cercles sur le pavement de la pièce. Il réfléchissait aux conséquences de la disparitions des deux hommes. 

  • Oui, je comprends ... la tristesse !

  • Non, je ne parle pas de ça ! Mon oncle m'avait donné une médaille pour mon anniversaire... il m'avait dit que j'étais l'héritière de sa lame. 

Juan-Pedro se raidit sur son siège. 

  • Qu'est ce que tu veux dire ?

  • Vous ne connaissez pas les lames ? 

Elle semblait surprise. Il la rassura tout de suite. 

  • Si, bien sûr, mais tu peux être plus précise ?

  • Cette nuit là, j'ai ressenti une période de grosse confusion mentale puis une sorte d'illumination.

  • Pourquoi ? 

La voix de Juan-Pedro était soudain devenue anxieuse. La jeune fille ne s'en était visiblement pas rendue compte. 

  • Je crois que c'était à cause de la médaille de mon oncle.

  • Pourquoi ?

  • La nuit je porte autour du cou cette médaille. Elle est devenue toute chaude.... j'ai eu l'impression qu'elle se collait à ma peau. 

Cécile glissa la main dans son tee-shirt est montra le médaillon de jaspe. Le visage de Juan-Pedro était tendu.Il murmura d'une voix rauque. 

  • Et ensuite ?

  • Le matin j'ai ressenti la même sensation de confusion suivie d'une illumination en saisissant la broche de papa. 

La main du jar tremblait sur son genou. 

  • Quelle broche ?

  • Un oiseau gravé sur une améthyste que mon père m'avait offerte pour mon anniversaire.

  • Tu l'as ici ?

  • Oui, bien sûr. 

De la poche de son jean elle sortit le petit bijou d'améthiste. 

  • Par la grande déesse ! 

L'exclamation était un cri. L'espagnol paraissait catastrophé, il hochait la tête de droite à gauche. Il murmura d'une voix rauque. 

  • Tu sais ce que cela signifie ?

  • Ce sont les lames de mon père et de mon oncle... 

Les traits du jars se figèrent instantanément et son regard se durcit soupçonneux. 

  • C'est impossible, personne ne peut avoir deux lames ! 

Juan-Pedro semblait à la fois choqué et outré, comme si la jeune fille avait dit une obscénité. Celle ci ne savait plus comment se comporter, elle était surprise par la réaction de l'homme qui se trouvait en face d'elle, par cette violence inattendue. Elle insista cependant.

  • Je les ai senties, j'en suis certaine. 

Le jars observait les deux médaillons en grommelant. 

  • Ton père aurait du la transmettre à quelqu'un d'autre ! 

Cécile regarda Juan-Pedro avec des larmes dans les yeux. 

  • Il l'aurait peut être fait ... mais on ne lui a pas laissé le choix. Et je crois qu'il ignorait que mon oncle m'avait légué la sienne. 

Il y avait tellement de tristesse dans sa voix que la colère du jars fit place à une confusion extrême. Carmen revenait avec des pâtisseries et du café. Elle le servit dans des verres épais. Juan Pedro essayait de trouver des mots pour dissiper le malaise. 

  • Excuse moi, je ne voulais pas ... c'est la première fois que cela se produit vois tu. 

La jeune fille eut un pauvre sourire avant d'ajouter. 

  • C'est aussi la première attaque de ce genre depuis bien longtemps !

  • Oui .... oui, et c'est terrible ! mais nous allons nous défendre. 

Il donnait l'impression d'hésiter, Cécile vint à son secours. 

  • Il y a un problème ?

  • Non mais je dois tout de même vérifier ce que tu m'as dit. Tu comprends, c'est une simple précaution.

  • Bien sûr, que faut il faire ?

  • Cette nuit nous irons dans la chapelle du Saint Sépulcre, au centre du village. Vers minuit... Il vaut mieux ne pas être vus, en attendant tu te reposes et tu reprends quelques forces. Carmen va s'occuper de toi. 

 

 

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Juan Pedro précédait Cécile dans les rues mal éclairées de Torres-del-Rio. Une lune blafarde inondait de lumière blanche les façades des vieilles bâtisses. La jeune fille frissonna, elle observait le jars qui marchait pieds nus, en silence devant elle. Il ressemblait beaucoup à son oncle, petit, frêle en apparence, mais sans doute doté comme lui d'une résistance à toute épreuve. 

La rue pavée grimpait vers une petite place au milieu de laquelle s'élevait une église de taille modeste. Sous la lune, Cécile reconnut le clocher octogonal et la lanterne des morts d'une chapelle templière. Des picotements lui chatouillèrent la nuque. Elle avait ressenti une sensation analogue en visitant l'église d'Hôpital-Saint-Blaise près de Pau où son oncle l'avait emmenée quelques mois plus tôt. 

Devant l'édifice, Juan-Pedro se retourna et prit la jeune fille par la main. Il l'entraîna à quelques mètres de là devant une auberge, fermée à cette heure tardive. L'enseigne de bois peint indiquait « la patta de oca ». Une veilleuse éclairait faiblement le linteau de pierre sur lequel étaient gravées trois croix : une croix templière, une patte d'oie et un tau. Juan-Pedro se pencha à son oreille et lui dit dans la langue chantante de son enfance. 

  • Ici autrefois se trouvait la première loge d'Espagne. Voilà ce que l'inquisition en a fait... une taverne ! 

Un long silence suivit sa phrase. Puis le jars posa sa main sur l'épaule de Cécile. 

  • Viens, nous allons à la chapelle. 

Elle jeta un dernier regard au symbole d'une gloire passée, transformé en bistrot et suivit Juan-Pedro. Ce dernier sortit de sa cape une lourde clef de fer . La porte s'ouvrit sans bruit. 

La chapelle était austère. Les dalles, glacées sous ses pieds nus, lui parurent récentes, sans l'usure et la patine des pierres anciennes. Le jars semblait lire dans ses pensées. 

  • Le sol a été refait il y a peu de temps. Mais c'est nous qui nous en sommes occupés. Tout ici est notre œuvre. Nous ne pouvons pas prendre le risque que des étrangers mettent leurs nez dans ce sanctuaire et altèrent sa puissance. 

Cécile sourit. Combien de fois avait elle entendu son père et son oncle dire la même chose ? Le jars referma doucement la porte. La chapelle aurait dû être plongée dans une obscurité totale or il n'en était rien. Par les lanterneaux situés au sommet du clocher les rayons de lune éclairaient la salle d'une lumière argentée. 

Juan-Pedro retira sa cape et la posa par terre. Il prit celle de Cécile, la mit sur la sienne puis il sortit un morceau de magnésie et traça une figure sur le sol. Le dessin ressemblait à une marelle d'enfant. De subtils entrelacs supplémentaires s'enchevêtraient à l'intérieur. Si l'ensemble tenait approximativement dans un carré, les courbes internes suggéraient irrésistiblement un labyrinthe. Le jars dessinait d'un mouvement rapide et sûr, résultat d'une longue pratique. 

Lorsqu'il eut terminé, il invita Cécile à pénétrer dans le tracé, puis ils se mirent à danser. La jeune fille ressentait des fourmillements dans les mollets et maladroitement elle essayait d'imiter le jars qui l'observait les yeux brillants. 

  • Laisse toi aller ... Concentre toi sur l'étoile, pas sur tes pieds. 

Du regard il lui montrait le chapiteau dont les nervures luisaient faiblement sous les rayons de la lune. 

Cécile sentit soudain son corps et son esprit se dissocier. Tandis que l'un tournait l'autre s'élevait vers la voûte de pierre. Elle entendit, très loin, la voix de Juan-Pedro. 

  • C'est bien, tu y es maintenant. 

 

 

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Ils tournaient très lentement en regardant la voûte et l'étoile à huit rais du chapiteau. Puis le mouvement s'accéléra tandis que leurs pieds virevoltaient sur les cases, de plus en plus vite comme ceux des derviches. Soudain, simultanément, leurs deux visages se figèrent, prenant une expression extatique. Ils tournaient maintenant à cadence régulière mais leurs regards restaient fixés sur un point immobile de la coupole où s'entrecroisaient les nervures de pierre. 

La danse dura ainsi de longues minutes, intense et silencieuse. Ils étaient en nage, leurs respirations devenaient haletantes et leurs yeux exorbités exprimaient une indicible joie. Puis tout s'arrêta. 

D'un coup, les deux corps s'affalèrent sur le sol. Juan-Pedro fut le premier à reprendre ses esprits, lentement. Il se releva et s'approcha de la jeune fille qu'il recouvrit de sa cape. Cécile grelottait. Le jars la regardait en souriant. 

  • Tu n'as pas l'habitude, n'est ce pas. 

Elle leva la tête, des mèches collées par la sueur cachaient son regard. 

  • Non, c'était la première fois - sa voix n'était qu'un souffle - mais je me sentais entraînée, comme si mes jambes savaient toutes seules ce qu'elles devaient faire ... Qu'est ce qu'il y a ici ?

  • Le temple est conçu comme une caisse de résonance. 

Un large sourire éclaira le visage du jars. 

  • Tu as été bien instruite ! Ton oncle et ton père peuvent être fiers de toi. 

Une ombre passa dans le regard de la jeune fille. Juan-Pedro prit Cécile dans ses bras. 

  • Excuse moi, j'oubliais les horreurs que tu viens de vivre. On va rentrer maintenant. 

La jeune fille semblait inquiète. 

  • Qu'est ce qu'il y a ? Tu te demandes ce que nous sommes venus faire ici ?

  • Oui, un peu !

  • Nous sommes venus faire le plein d'énergie, et je voulais m'assurer que tu étais bien celle que je pensais.

  • Rassuré ?

  • Oui, ce que tu as fait, seule une vraie jack pouvait le faire. Nous allons rentrer pour discuter un peu de ces deux lames que tu dis représenter. Je crois que cela ne s'est jamais produit auparavant.

 

31 décembre 2019

chapitre 7

Sur l'horizon teinté de rose Vénus scintillait d'un éclat métallique. Depuis la cour de l'auberge "Apostol", Alex contemplait en rêvant les toits de Puenta-la-Reina au dessus desquels s'élevaient des volutes bleutées ....

 

Puenta la Reina au petit matin

 

Meritxell et Carlos sortirent ensemble quelques instants plus tard, ils riaient aux éclats en baragouinant dans un sabir où se mélangeaient, castillan, canarien et patois pyrénéen. Alex ressentit un petit pincement au creux de l'estomac.

Carlos avait soigné son look de surfer, cheveux blonds retenus par des lunettes de soleil, tee-shirt coloré et bermuda à fleurs. Meritxell avait simplement remis les vêtements de la veille comme le faisait la plupart des pèlerins. Alex la trouva cependant ravissante, mais il ne sut dire qu'une banalité ....

  • Bon, on ne traîne pas trop, Estrella se trouve à vingt-huit kilomètres avec quelques dénivelés importants.

Carlos hocha la tête en posant son sac contre un arbre. Il en retira sa gourde.

  • Un instant s'il te plaît, je vais chercher de l'eau.

Un couple de canadiens sortit au même instant de l'auberge. Alex les avait rencontrés quelques jours auparavant entre Ronceveaux et Larrassoaña, depuis leurs chemins ne cessaient de se croiser.

  • Bonjour André, bonjour Victoire.

  • Bonjour Alex - répondit le québécois – bien dormi ?

  • Oui parfaitement ! Pour une fois, il n'y avait pas de ronfleur à côté de moi. Vous allez jusqu'à Estrella aujourd'hui ?

  • On ne sait pas, Estrella ou Villatuerta, ça dépendra de l'état de nos pieds. Mais on passe d'abord au village pour chercher du ravitaillement. « Buen camino »... et peut être à ce soir.

  • « Buen camino »! - répondit le jeune homme.

    Carlos revenait, Alex enfila son sac, Meritxell les attendait au portail d'entrée

 

Le chemin suivait le tracé d'une ancienne voie romaine bordée de fenouil, de touffes de thym et de lavande. Puis la garrigue céda la place aux vignes et aux oliviers et les clochers de Cirauqui apparurent perchés au sommet d'un mamelon pentu.

 

 

cirauqui

 

 

Passablement essoufflés après une interminable montée le long de pittoresques ruelles ombragées les trois jeunes gens débouchèrent enfin sur la place du village. En son centre, la lumière rasante du soleil illuminait l'église de façon irréelle. Les rayons dorés accentuaient chaque entrelacs du portail d'entrée typiquement mozarabe.

Meritxell se tenait aux côtés d'Alex, elle paraissait tout aussi sensible que lui à la beauté des pierres ocres qui brillaient dans l'air matinal.

 

Tandis que Carlos cherchait un café ouvert, les silhouettes d'André et de Victoire se dessinèrent le long des remparts qui bordaient la place. Alex leur fit un signe de la main pour qu'ils se joignent à eux, mais les deux québécois préférèrent poursuivre leur chemin.

 

 

 

 

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Le jeune homme avait sorti son appareil photo et mitraillait l'église sous tous les angles.

  • C'est superbe - dit Alex – quand je vois ça je ne peux pas m'empêcher d'avoir honte.

  • Pourquoi ?

  • J'ai honte de mon époque, de mes contemporains, de moi ... Je me demande ce que nous, nous allons laisser aux générations à venir...

Meritxell tourna vers lui des yeux brillants.

  • Qu'est ce que tu veux dire ?

  • Il y a mille ans des hommes ont su construire ces merveilles alors qu'ils étaient arriérés, sans éducation, démunis de tout.

La jeune fille sursauta mais Alex continuait.

  • Aujourd'hui nous sommes riches, nous disposons d'une technologie inégalée, nous sommes évolués - il insistait sur chaque syllabe - et que fabrique t'on ? des supermarchés, des buildings et des autoroutes. Je me demande simplement comment nous serons jugés par nos descendants dans cinq siècles ....

Meritxell répondit d'une voix très douce.

  • Un jour, d'autres hommes bâtiront de nouvelles merveilles. Il faut rester optimiste. Certains connaissent encore le secret de l'univers.

    Alex la dévisagea en fronçant les sourcils.

  • Et ce secret c'est ?

    La jeune fille resta silencieuse un long moment avant de répondre.

  • L'harmonie... l'harmonie qu'il nous faut apprendre à copier pour nous améliorer.

  • Qu'est ce que tu veux dire ?

  • Regarde ce paysage. - de la main elle englobait le panorama qui s'étendait devant eux. - Est ce que quelque chose te choque ?

    Sur la terre rouge de la Rioja les feuillages argentées des oliviers scintillaient. Plus loin, sur l'horizon, une brume très légère estompait les contours des montagnes de Castille en leur donnant une tonalité bleutée.

  • Non ...

  • Regarde bien les couleurs. Il y a du bleu, du rouge, du vert, du jaune, du rose... et pourtant rien ne vient briser l'impression de paix qui s'en dégage. Je te donne les mêmes couleurs et je te demande de colorier un dessin de ce paysage. Je ne suis pas certaine que tu obtiennes le même résultat. C'est cela l'harmonie....Carlos nous appelle, tu viens ?

    Le jeune homme, installé à la terrasse d'un bistrot leur faisait de grands signes, il avait commandé trois cafés.

 

Un quart d'heure plus tard ils reprirent la route. Les trois jeunes gens discutaient avec animation lorsque le bourdonnement d'un hélicoptère couvrit leurs voix.

Le chemin serpentait sous le couvert de chênes verts puis plongeait vers une plaine déserte. Seules les silhouettes de Victoire et d'André, loin devant, se détachaient au milieu des vignes et des champs d'oliviers.

L'hélicoptère décrivait des cercles à quelques mètres au dessus des deux québécois immobiles avant de se poser au milieu du chemin. Des hommes vêtus de noir en sortirent, encerclant les canadiens avant de les forcer à monter dans l'appareil.

 

L'hélicoptère s'éloignait dans un vrombissement aiguë. Carlos se mit à crier.

  • Ils ont été enlevés ! Vous avez vu ? les canadiens ne voulaient pas monter. Ils ont été enlevés !

Alex observa le canarien avec surprise.

  • Oui, Carlos ! Calme toi. André et Victoire sont montés dans l'hélicoptère et ils ne semblaient pas d'accord. C'est tout ce que l'on peut dire... C'est pas la peine d'ameuter toute la contrée.

Il se tourna vers Meritxell qui serrait les poings, le visage blême.

  • Qu'est ce que tu en penses toi ?

La jeune fille murmura.

  • J'ai peur !

  • Tu crois toi aussi qu'ils ont été enlevés ?

  • Oui ! Mais ....

Elle hésitait, Alex la sentait réticente.

  • Mais quoi ?

  • Ils se sont trompés .

  • Comment ça – s'exclama Carlos - comment ça trompés ? Qui s'est trompé ?

  • Ce n'étaient pas les canadiens qu'ils voulaient enlever ... mais nous !

Carlos se tut, Alex se figea. Meritxell continua à voix basse.

  • Ce sont les mêmes types qu'à l'église hier !

Le jeune homme fronça les sourcils.

  • On était trop loin pour les reconnaître...

  • Pas les mêmes individus, mais la même équipe.

  • Je n'arrive pas à te suivre.

  • Attends, réfléchis un peu, monsieur le professeur ! Ils cherchaient deux personnes, un homme et une femme. Nous avons le même âge, la même allure que tes amis canadiens et à quelques minutes près on était à leur place. Si nous n'avions pas pris un café à Cirauqui, ils ne nous auraient pas doublés ...

  • Pourquoi ils vous rechercheraient ? - demanda Carlos brusquement soupçonneux.

Meritxell hésitait à parler.

  • Je pense que c'est moi qu'ils cherchent puisque je connaissais monsieur Juanes, l'homme assassiné ... je ne sais pas pourquoi mais je dois être un témoin gênant à leurs yeux.

Alex dubitatif hochait la tête pour montrer son incompréhension.

  • On ne sait rien des hommes de l'église, on ne sait pas qui a assassiné ton ami et on ne sait pas qui sont ces gens en hélicoptère.... les trois événements n'ont peut être rien en commun....Un hélicoptère! Tu sais ce que ça coûte ? C'est pas à la portée d'une bande de petits malfrats. Il doit s'agir d'une opération montée par le gouvernement espagnol.

La jeune fille soupira.

  • C'est la Maison-Dieu .... Ils gouvernent le Monde.

  • La Maison-Dieu ! Qu'est ce que c'est ?

Elle réfléchit un instant puis se décida.

  • Je ne peux pas en parler.

Alex regardait derrière lui.

  • On t'écoute Meritxell, mais si tu as raison ... je dis bien « si », alors tes Maison-Chose vont s'apercevoir qu'ils se sont trompés et vont revenir nous chercher. Là bas – il montrait un groupe de pèlerins qui approchait – ce sont des hollandais qui occupaient le box à côté du mien à l'auberge. On va les attendre et les coller pour avoir l'air d'être ensemble.

Carlos approuva de la tête. Meritxell murmura doucement.

 

 

 

****

 

 

  • Je suis une fille du peuple des oies.

Alex avait déjà entendu cette expression.

  • Le « peuple des oies » ! Tu veux dire une « pédauque », ces réprouvés qu'on appelait les « cagots » dans les Pyrénées autrefois ?

  • Oui, les « cagots », les « chrestias », ici en Espagne on nous appelait les « malditos » . Mais ne m'interromps pas s'il te plaît. Nous vivions ici bien avant l'arrivée des ibères ou des gaulois. Nous étions en paix avec les autochtones.

  • Vous n'étiez pas d'ici ? - demanda Carlos -

  • Non, nous venions d'une île au milieu de l'Atlantique.

  • Les Canaries ! Vous descendiez des Ganches alors ... Vous veniez de chez moi ?

  • Ne me demande pas de détail. Nos ancêtres étaient des survivants et avec eux ils avaient un trésor.

Ils avaient repris leur marche au milieu d'une campagne verdoyante et fertile où prédominaient les vignobles. Alex cherchait du regard d'éventuels lieux de repli au cas où l'hélicoptère reviendrait. Il ne put s'empêcher de ricaner en entendant le mot trésor.

  • Dans les Pyrénées entre celui de Rennes le château, celui des Wisigoths ou celui des Cathares ce ne sont pas les trésors qui manquent ! Le seul trésor connu ce sont les livres qui en parlent et que s'arrachent les gogos en tous genres.

La jeune fille s'énerva.

  • Si je t'ennuie, je peux m'arrêter.

  • Non excuse moi. Ces histoires de trésor à la con me collent de l'urticaire. Dans tout ce que j'ai lu jusqu'à présent je n'ai jamais rien trouvé que l'on ne puisse expliquer de façon rationnelle. Toutes ces foutaises ne tiennent jamais la route dès qu'on les aborde de façon un peu critique. Le Graal ...

  • Tu parles du Graal .... Tu sais ce qu'est le Graal ?

  • Une coupe ayant, soit disant - il insista sur ces mots - servi à recueillir le sang du Christ.

  • C'est la version chrétienne. On a également écrit qu'il s'agissait d'une émeraude tombée du front de Lucifer ... ce qui est une version plus païenne mais aussi beaucoup plus proche de la vérité.

    Alex haussa les épaules excédé.

  • Alors le trésor des « cagots » c'est le Graal ? - il y avait de l'ironie dans la voix du professeur – ça ne te gêne pas « cagots » au fait ? Comment tu veux que l'on t'appelle ?

    Meritxell lui lança un regard noir.

  • Appelle moi Meritxell ! je suis une « oison » ou une dame « oiselle » si tu préfères. Alors si tu ne veux pas m'appeler par mon prénom tu peux toujours dire « mademoiselle », je comprendrais que tu t'adresses à moi.

Alex s'empourpra. Il bredouilla un « excuse moi » gêné lorsque Meritxell ajouta.

  • Dans notre langue on dit « Jack » et ça se prononce « jacques » ... le Graal, pour autant que je sache se trouvait dans le trésor des wisigoths. Les arabes s'en sont emparé lors de la prise de Tolède. Après, je ne sais pas, mais il y a des sages chez nous qui savent très bien où il se trouve.

  • Ben voyons ... Il y a toujours des sages quelque part qui détiennent une soi-disant vérité ... Tu n'as pas dit ce qu'était le Graal.

La jeune fille répondit en regardant ailleurs.

  • Le Graal est une pierre.

  • Une simple pierre !

  • Non, pas une « simple » pierre....La pierre verte ! la « pierre de félicité » ! Elle est l'une des trois pierres de création des mondes.

  • Parce qu'il y a deux autres pierres ! Ce sont des pierres précieuses ?

  • Non, des pierres sacrées, Hars la rouge, la « pierre de force ». Celle que le moyen âge connaissait sous le nom d'Escarboucle.

Alex avait lu le roman de Chrétien de Troyes relatant la quête du Graal ainsi que les légendes médiévales en rapport avec l'escarboucle. Les entendre, dans ce contexte, lui paraissait insolite et grotesque. ..

Il marchait dans la campagne en compagnie d'une ravissante espagnole et d'un surfer canarien en écoutant le type même de récit qu'il s'était toujours refusé de cautionner et pourtant ... Un homme avait été assassiné, André et Victoire avaient été enlevés ... il ne pouvait pas le nier.

Il essaya de ne pas montrer ouvertement ses doutes.

  • Et l'Escarboucle se trouve où ?

  • Elle était sous la garde des templiers jusqu'à leur destruction.

  • Le jeune homme haussa un sourcil. 1314 ! Lorsque Philippe le Bel a fait brûler Jacques de Mollay et les autres dignitaires du Temple... Tu vas nous dire que les Templiers et les jacks étaient liés maintenant ? - le jeune homme avait l'impression de se faire l'avocat du diable.

  • Oui, de nombreux templiers étaient jacks... beaucoup de nos « épées » et de nombreux « deniers ».

Levant les yeux aux ciel, il prit l'air blasé de l'homme qui, décidément, aura tout entendu.

  • Je veux bien ... on a raconté tellement de choses sur les Templiers. Qu'est elle est devenue, cette pierre rouge ?

  • Les hommes de la Maison-Dieu se sont réfugiés au Portugal... puis en Amérique ... Ne me demande pas plus de détails je ne suis pas spécialiste.

  • Et la troisième pierre ?

  • C'est la pierre blanche, Bohor, celle du savoir. La « pierre de gloire ».

  • Où est elle, cette « pierre de gloire » ?

  • Quelque part dans les Pyrénées. C'est ça le secret des Jacks. Enfin le secret de quelques initiés ! Et les hommes de la Maison-Dieu veulent s'en emparer.

  • Pourquoi s'attaquent ils à nous dans ce cas ?

  • J'y pense depuis ce matin. C'est peut être à cause de monsieur Juanes. On a vu quelque chose qu'on aurait pas du voir mais je ne sais pas quoi....

  • Ou alors ils cherchaient quelque chose sur lui qu'ils n'ont pas trouvé - ajouta Carlos .

Meritxell haussa les épaules.

  • Je ne l'ai même pas croisé.

  • Eux ne le savent pas.

  • Moi j'ai quelque chose qui lui appartenait !

Les têtes des deux espagnols se tournèrent simultanément vers Alex.

  • Quoi ?

  • Et bien la crédenciale qu'il a perdue sur le chemin !

  • D'accord – dit Meritxell – mais toi il n'avait aucune raison de te connaître. Donc la Maison-Dieu n'a aucune raison de savoir que tu as cet objet.

  • Sauf que j'ai prétendu devant les deux types de l'église que nous étions ensemble .... et puis tu as dit à ton père au téléphone que j'avais cette crédenciale.

Meritxell se crispa. Ses yeux lancèrent des éclairs.

  • Mon père est un adversaire de la Maison-Dieu, ce n'est pas un ... - elle cherchait le mot français – un félon !

  • Non, bien sûr mais s'ils ont d'énormes moyens – suggéra Carlos - ils peuvent peut être écouter les communications téléphoniques.

Un lourd silence suivit ces derniers mots.

 

 

 

****

 

 

 

Alex marchait d'un pas nerveux. Il tourna la tête vers la jeune fille et observa à la dérobée son profil régulier. Une petite barre soucieuse au dessus des yeux, elle fixait le chemin poussiéreux.

  • Meritxell !

Elle se tourna vers lui.

  • Oui.

  • Je ne mets pas en doute tout ce que tu viens de dire, mais j'ai du mal à l'accepter.

  • Donc tu ne me crois pas.

Une pointe d'amertume perçait dans sa voix.

  • Ce n'est pas ce que je veux dire ! Mais si tout est vrai, pourquoi n'avez vous pas profité de votre pierre comme l'ont fait les gents de la Maison-machin.

  • La Maison-Dieu... Je n'ai pas fini de raconter l'histoire du trésor.

Carlos se rapprocha et demanda d'une voix dont la gaieté était quelque peu forcée.

  • Ah ! Il y a aussi de l'or et des diamants dans le trésor ?

La jeune fille se crispa.

  • Je vous en ai déjà trop dit, je n'en avais pas le droit.

Alex, agacé par ces demi-aveux, la prit par les épaules et la fixa droit dans les yeux.

  • Si tu sais quelque chose qui peut nous aider en ce moment, dis le. Les secrets de ton peuple, s'ils n'ont pas de rapport avec notre affaire peuvent attendre. Mais tu ne dois pas nous cacher quelque chose qui pourrait nous servir si on est vraiment pourchassé par les mecs de la « Maison de merde ».

La jeune fille réfléchissait. Elle maugréa en baissant son regard.

  • Je ne sais rien de vous, toi, Carlos et je ne comprends rien ... Tout ça peut être un coup monté. Comment puis je être certaine de vous ?

Alex se taisait. Effectivement, rien ne prouvait à Meritxell qu'ils étaient de son côté. Lui même ne savait rien de Carlos ... Ce dernier répondit.

  • Moi j'ai du sang ganche dans les veines et je sais ce que c'est que de vivre en réprouvé. Nous étions comme les basques mais nous n'avons pas su résister aux envahisseurs. Pourtant je me souviens que mon grand-père disait : fie toi à ton instinct lorsque tu hésites. Tu as ton intelligence propre mais ton instinct c'est l'intelligence de ton sang, et ton instinct se trompe rarement.

La jeune fille sourit.

  • Mon grand-père aussi disait quelque chose comme ça.

    Son visage s'éclaircit soudain, elle avait pris sa décision.

  • Je vous raconte ce que je sais.... je ne sais pas grand chose, je ne peux pas divulguer de secret interdit... Les trois pierres sont en sommeil et elles se réveillent avec la Vouivre.

Alex écarta les bras, fataliste en prenant le ciel à témoin.

  • La Vouivre maintenant, la Vouivre des légendes. La Vouivre des Celtes.

  • La Vouivre est bien plus ancienne que l'homme. C'est la Déesse mère ou Notre-Dame, c'est la force de la Terre, l'esprit divin...

  • Et cet esprit divin dort ?

Répliqua Alex avec ironie mais Meritxell poursuivi sans relever.

  • La Vouivre est une énergie divine ... je ne sais pas comment dire ! Les anciens la comparait à un grand serpent. Ici, le chemin sacré suit le trajet de la Vouivre parallèle au chemin des étoiles. Cette Vouivre se déplace, ondule, s'enfonce dans les profondeurs du globe pendant les périodes de sommeil. Des périodes qui durent entre sept et huit siècles...

  • Puis elle se réveille !

  • Oui, pour deux ou trois siècles. Des siècles qu'ils faut mettre à profit pour tirer la quintessence des pierres sacrées.

Carlos intervint.

  • La Vouivre se comporte un peu comme les courants marins. Comme El Niño par exemple.

Meritxell hocha la tête.

  • Exactement ! D'ailleurs El Niño est une manifestation de la Vouivre, pourquoi crois tu qu'on lui ait donné ce nom ? C'est le « petit » de la Vouivre.

Alex secoua la tête.

  • Attendez ! là ça part dans tous les sens. Qu'est ce qu'elle fait la Vouivre ?

  • Quand elle se réveille, elle démultiplie la puissance des pierres.

  • Ah d'accord je commence à comprendre.

  • Les pierres seules sont puissantes, les pierres sublimées par la Vouivre deviennent divines... elles peuvent construire des mondes.

Alex était tiraillé entre répulsion et fascination. Il écoutait des lèvres d'une jeune inconnue ce que ses années d'études, ses professeurs et ses convictions intimes lui avaient toujours fait mépriser. Ce que Meritxell racontait était si incroyable, si extraordinaire qu'il ne pouvait y adhérer, même si quelque chose, au plus profond de lui même, lui murmurait que tout était vrai.

 

Carlos poussa un cri en trébuchant sur un gros galet fiché au milieu du sentier.

  • Vous entendez ? L'hélicoptère ! Le revoilà .

  • Fallait s'y attendre ! - lâcha Alex - Ils ont dû s'apercevoir de leur erreur.

Le groupe de hollandais les précédait d'une trentaine de mètres, ils accélérèrent le pas. Avant l'arrivée de hélicoptère la jonction avait été faite.

  • Regardez le sol qu'ils ne puissent pas observer nos visages. Murmura Meritxell.

Les trois jeunes gens inquiets évitaient de s'intéresser au curieux manège de l'appareil qui tournait au dessus de chaque groupe de pèlerins.

L'hélicoptère poursuivit sa course en direction de Cirauqui.

  • J'espère qu'ils n'ont rien fait à Victoire et André.

  • Moi aussi - ajouta Alex – je crois qu'on est tranquille pour l'instant. On continue le chemin comme tout à l'heure. Pas trop loin des hollandais, mais pas trop près non plus pour qu'ils ne nous posent pas de question.

 

Villatuerta, pittoresque village accroché à la colline, se détachait au dessus du rio Iranzu. Estrella n'était plus qu'à une petite heure de marche.

Alex se tourna vers Meritxell.

  • Tu dis que tu n'es pas initiée mais tu balances des informations complètement dingues, des trucs incroyables. Quel est le rapport avec nos types en hélicoptère ? Je crois qu'il faut revenir à l'essentiel en ce moment.

La jeune fille grimaça.

  • Chez les oisons tous les enfants connaissent ces légendes. C'est notre histoire. Mais je vais essayer de faire court. Lorsque la Vouivre s'éveillera, le détenteur des pierres de pouvoir sera doté d'une puissance que l'on ne peut pas imaginer. Et, toujours selon la légende, la Vouivre devrait s'éveiller dans les années qui viennent. Les jacks ont l'une des pierres, la Maison-Dieu en a une autre.

  • D'accord, ça j'ai compris mais nous là dedans ? Tu ne sais pas où est cette pierre et je te crois. J'en ignorais l'existence jusqu'à maintenant.

  • Tu as le document du vieux ! - dit Carlos.- Il y a peut être un rapport avec cette pierre ou l'endroit où elle est cachée.

Un silence suivit cette remarque. Le Canarien demanda.

  • Tu peux nous le montrer ce papier.

  • Oui, il est dans la poche de mon sac.

En marchant Alex dépliait le document, celui ci était couvert de tampons colorés, chaque tampon correspondait au passage dans une auberge du chemin.

Meritxell fit la moue.

  • C'est pas un parchemin, ce n'est qu'une vieille crédenciale.

Alex songeur tournait la crédenciale dans tous les sens.

  • C'est ce que je vous dit depuis le début, mais il y a un truc curieux.... Vous ne voyez pas ?

Carlos et Meritxell hochèrent la tête.

  • Ici, à Estrella nous sommes au début du « camino frances », vous êtes d'accord.

Carlos grommela un « oui », Meritxell hocha la tête.

  • Sa crédenciale devrait être vierge or elle est entièrement remplie, il y a les tampons de toutes les étapes du trajet.

  • Pourtant c'est bien son nom, Juan-Pablo Juanes. murmura Meritxell. Regarde les dates, elles sont de l'année dernière.

  • Ça ne nous apprend pas grand chose.

Carlos s'arrêta.

  • On arrive à Estrella, on distingue un clocher là bas.

Il montrait un édifice en contrebas. Les premières habitations ne tardèrent pas à paraître, puis la vieille ville lovée dans un méandre de la rivière.

Estella, la Tolède du Nord

 

 

  • J'ai peut être tort. Mais si ils nous recherchent, ils doivent forcement nous attendre ici, tu ne crois pas.

  • Tu as raison ... et on ne peut pas rester avec les hollandais jusqu'à l'auberge.

Alex resta silencieux un instant.

  • Il y a bien une solution.

  • Laquelle ?

  • Ils attendaient deux personnes. Depuis qu'ils ont enlevé André et Victoire, ils doivent savoir que nous sommes trois. Séparons nous... un par un.

  • Ils ont nos noms, ils se postent à l'auberge et attendent que nous ayons rempli le registre.

  • Mais ils n'ont pas le tien Carlos. A priori tu n'as rien à voir avec nous deux. Toi tu vas au refuge, nous irons dans un hôtel.

Meritxell s'exclama.

  • Eh ! Je n'ai pas d'argent pour ça, moi.

Alex sourit.

  • Ne t'inquiète pas je paierai la chambre.

La jeune fille rougit.

  • Ça ne va pas ! Je n'ai pas l'intention de partager une chambre d'hôtel avec qui que ce soit.

Lorsqu'Alex réalisa quelles étaient les craintes de la jeune fille il leva les bras au ciel.

  • Chacun sa chambre. Ça te va ? Je t'attends à la gare on cherchera un hôtel ensemble.

Carlos observait la ville le regard un peu vague. Il se retourna.

  • Ça me paraît une bonne idée, en tous cas je n'ai rien de mieux à proposer. Qui se lance en premier

  • Toi, ensuite j'y vais et Meritxell ferme la marche. On te retrouve demain à Iratche.

  • Iratche ! Au monastère ?

Alex avait ouvert son topo-guide.

  • Non, à la fontaine à vin. Elle est sur le chemin.... vers huit heures. Ça te convient ?

  • Oui et si j'ai des infos importantes à vous donner d'ici là ?

  • Je te laisse mon numéro de portable.

Carlos demanda soudain.

  • Et si tu étais sur écoute ? D'après ce que j'ai compris c'est possible.

  • Oui, c'est vrai, c'est possible ... tu as une idée Meritxell ?

La jeune fille hésitait à parler.

  • On pourrait les envoyer sur une fausse piste.

  • Pourquoi pas ! l'étape suivante est Villamayor de Monjardin. C'est à huit kilomètres...en arrivant tu m'appelles d'une cabine. Je te répondrai que nous avons continué vers Villamayor.

Carlos ajouta en arborant un large sourire.

  • Tu peux aussi dire que tu as rencontré des français, que tu voyages avec eux et que Meritxell a trouvé un playboy !

  • C'est cela oui .... un play boy canarien par exemple !

  • Vous avez fini vos idioties tous les deux ? Tu ferais mieux d'y aller maintenant le play boy.

  • J' y vais, j'y vais. Allez ! passez une bonne soirée les amoureux.

Il tournait des talons et s'éloignait en riant tandis que Meritxell se tournait vers Alex le visage fermé.

  • N'imagine pas profiter de la situation.

Alex lui prit une main et la regarda dans les yeux en reprenant un air sérieux.

  • Carlos plaisantait. Ne t'inquiète pas, je ne suis pas un pervers, je n'ai pas l'intention de te sauter dessus.

  • Tu es un français. Les français sont tous - elle appuya sur le tous – des obsédés qui ont un sexe à la place du cerveau.

  • Bon, et bien je sais à quoi m'en tenir quant à ton opinion à mon sujet ! Je ne sais pas dans quel pétrin on s'est fourré. Je ne vais pas te laisser toute seule dans cette situation, même si tu me prends pour un obsédé. Pour l'instant je crois qu'il y a des choses beaucoup plus importantes que d'hypothétiques histoires de cul.

  • Alors je ne te plais pas .....

Alex n'avait pas lâché sa main.

  • Eh merde ! Je n'ai pas dit ça non plus. J'ai simplement dit que nous avions des choses plus importantes à régler pour l'instant.... Je vais te parler franchement . Tu es très jolie mais tu as vraiment un sale caractère. Je ne prends pas pour argent comptant tout ce que tu nous a raconté mais il y a énormément de choses qui m'intriguent dans ces légendes et je suis historien, ne l'oublie pas... Enfin ...Je ne t'aurais pas suivie dans cette histoire si tu m'étais indifférente. Ça te convient comme réponse?

Une lueur brillait dans le regard de Meritxell.

  • Oui Alex, merci !

  • Bon c'est à mon tour. On se retrouve à la gare.

  • Au fait, le train ne passe pas dans la vallée, il n'y a qu'une gare de bus à Estrella... A tout à l'heure Alex.

  • À tout à l'heure. Eh Meritxell !... sois prudente.

30 décembre 2019

chapitre 6

Sire Pons était assis au milieu de sa chambre, à même le sol, coiffé de son casque neuronal. Dernier né de la technologie des laboratoires de la Maison-Dieu, le simple bandeau argenté connectait son cerveau à un ordinateur quantique qui copiait ses structures mentales et raisonnait à l'identique en lui apportant une fabuleuse puissance de calcul.

Depuis des heures le maréchal de la Maison-Dieu ingurgitait les millions de données amassées sur les maudits depuis des siècles.

Soudain une alarme retentit. Frère Harold cherchait à le joindre. Il commuta mentalement un écran sur son interlocuteur et le visage du Sénéchal apparut. Ce dernier, revêtu du manteau blanc marqué d'un Tau des commandeurs de l'ordre, s'était coiffé d'un bandeau neuronal identique à celui du Maréchal .

  • Bonjour Frère Pons, comment se déroule la traque ?

  • Je prends mes marques. On dit le gibier sournois mais il n'échappera pas longtemps à nos limiers.

  • Nous venons de recevoir une information qui devrait les aider.

Frère Pons haussa les sourcils.

  • Expliquez vous Frère Harold ?

  • L'équipe qui est intervenue à Puenta la Reina nous a fait parvenir six noms !

  • C'est exact.

  • Nous avons retrouvé les numéros de téléphone personnels de chacun d'entre eux et nous les avons mis sur écoute. Il y a quelques instants la jeune fille a appelé ses parents avec le portable du français.

  • Parfait ! Que ressort il d'intéressant de cette discussion ?

Le ton de Sire Pons était légèrement ironique car il n'espérait pas apprendre de secret majeur de la part de ces jeunes pèlerins. Le Sénéchal prit tout son temps pour répondre.

  • La communication était en Hargo !

Frère Pons dissimula sa surprise.

  • Nous nous doutions que la jeune fille en était ... avons nous traduit la conversation ?

  • Bien sûr ! et c'est cela qui est intéressant.

  • Vous jouez avec mes nerfs Harold, venons en au fait !

Le sourire du Sénéchal s'effaça. Il ne supportait pas l'arogance brutale du Maréchal.

  • La fille a raconté que le français avait trouvé un document perdu par Juan-Pablo Juanes avant que nous ne l'interceptions ... je suppose que l'analyse des vêtements et documents du maudit ne vous a rien apporté !

Frère Pons reconnut avec amertume.

  • Non rien du tout!

  • Et bien je vous laisse. Vous avez l'information maintenant. Bonne chasse Frère Pons. Taïaut !

  • Je vous remercie Messire d'avoir eu l'amabilité de me prévenir personnellement, à bientôt.

Les mots sonnaient faux mais il devait faire bonne figure. Harold, numéro deux de la Maison-Dieu, était un prétendant sérieux à la succession de Sire Kévin. Il ne devait pas se brouiller avec lui...

 

Immédiatement Sire Pons se connecta avec son adjoint. Il lui expliqua en quelques mots la situation.

  • Vous interceptez ce français et cette fille. Je veux le document sans délai.

  • Bien messire... - un long blanc suivi d'un raclement de gorge - nous avons un problème.

Pons aboya.

  • Lequel !

  • Deux de nos hommes ont eu un accident de voiture en se rendant à la commanderie d'Estella. L'un des deux est mort et le second ne vaut guère mieux.... J'avais pensé qu'on pourrait rapatrier le blessé sur Chicago pour le soigner avec la « pierre de félicité » puisqu'elle est en notre possession maintenant ...

Pons eut un hoquet de fureur.

  • Ce n'est pas de votre niveau de vous occuper de cela ! c'est un problème de logistique. Vous – il avait appuyé sur le mot - vous ne vous intéressez qu'à la traque ! Seule compte la quête ! est ce bien clair ?

Le visage de Sire Guy se décomposa. La voix blanche il répondit.

  • Oui messire !

Frère Pons raccrocha violemment. Une veine bleutée palpitait sur sa tempe. Des incapables à tous les niveaux, songea t'il. La Maison-Dieu était peuplée d'incapables. Voilà où menaient sept siècles d'inactivités. Lorsqu'il serait Nautonier il se promit de mettre bon ordre à cela.

 

Un coup discret retentit à la porte. Il regarda sa montre, le service d'étage lui montait son petit déjeuner. Il déverrouilla à distance le loquet. Une soubrette avança en poussant une desserte sur laquelle se trouvaient du café et des fruits. Elle se pencha pour déposer le plateau sur la table basse au milieu du salon.

 

Le regard de Sire Pons se fixa sur les jambes de la jeune fille. Sa colère ne s'était pas calmée, une effroyable bouffée de désir s'empara de lui. Il se leva brusquement, la fille se retourna appeurée. Devant le visage congestionné de l'homme elle poussa un cri, mais la main de Pons était déjà sur sa bouche. Il la jeta sur le canapé qui occupait le centre de la pièce et lui arracha son tablier blanc....

 

La jeune femme pleurait en resserrant ses vêtements sur sa poitrine dénudée. Pons se dirigea vers sa mallette, il sortit une liasse d'euros et lui jeta.

  • Tu te tais, demain tu auras autant ... pour la même chose. Vas t'en !

La soubrette s'empara des billets en rajustant tant bien que mal sa jupe, sa coiffe et son tablier. Elle s'enfuit sans demander son reste.

30 décembre 2019

chapitre 5

 

  • Tu ne m'as pas dit comment tu t'appelais ...

  • Meritxell.

Alex leva un sourcil surpris, il n'avait jamais entendu ce prénom auparavant.

  • Joli .... Tu fais quoi dans la vie ?

La jeune fille sirotait un thé glacé en regardant le soleil se coucher sur les collines de Navarre. La chaleur de l'après midi avait fait place à une température plus agréable. Le ciel prenait des teintes roses et dorées tandis que sur le sol les ombres s'allongeaient démesurément. Elle attendit un long moment avant de répondre.

  • Je suis étudiante .

  • Qu'est ce que tu étudies ?

  • Le vitrail ...

  • En Espagne !

La jeune fille se renfrogna sur le champ.

  • Les français, quelle arrogance ! Vous prenez vraiment tous les autres pour des cons ! Il existe d'autres cultures que la vôtre dans le monde...

Alex voulut répliquer mais elle ajouta aussitôt.

  • J'ai étudié trois ans à Chartres et maintenant je poursuis mon apprentissage ici.

  • Tu prends mal tout ce que je dis ! J'ignorais simplement qu'il y avait des écoles pour le vitrail en Espagne.

  • C'est un art graphique comme un autre, il existe des écoles de vitrail partout dans le monde. Il y a d'excellents artistes au Canada. J'ai hésité à me rendre là bas ... Et toi tu fais quoi ?

  • Je suis prof d'histoire dans un lycée de Bordeaux.

Elle le dévisagea avec surprise.

  • Professeur ! tu as quel âge ?

  • Vingt sept ans et toi ?

  • Moi, vingt quatre ...

Un jeune homme s'approcha de leur table. Mince, bronzé, il avait une allure sportive, ses cheveux longs étaient retenus par un bandana.

  • Je peux m'asseoir avec vous ?

Meritxell sourit et lui montra une chaise. Alex lui tendit la main.

  • Pas de problème, je m'appelle Alex et voilà Meritxell. Excuse moi, je parle très mal espagnol.

  • Carlos – il serra leurs mains - je parle français, j'ai vécu à Biarritz pendant un an.

  • Qu'est ce que tu faisais là-bas ?

Un sourire d'une blancheur éclatante illumina le visage du jeune homme.

  • Du surf ... Je viens de Gran Canaria. Euh ! vous voyagez ensemble ? - avec les mains il s'accrochait les doigts. Alex répondit rapidement.

  • Oui – il éclata de rire devant le hoquet d'indignation de la jeune fille - depuis une heure.... On s'est rencontré en ville dans l'après midi. Pourquoi tu demandes ça ?

  • Tout à l'heure pendant que je remplissais les papiers avec l'hospitalero il y avait un type de la Guardia Civil, qui relevait des noms sur le cahier d'enregistrement. Il posait des questions sur une jeune espagnole et un français qui vous ressemblaient. Je pense que c'est à cause du meurtre sur le pont. Ils doivent enquêter sur tout le monde.

Alex sursauta.

  • Un meurtre! J'ai vu un type pendu au vieux pont en arrivant ...je croyais que c'était un suicide.

Carlos leva les yeux au ciel et se signa.

  • Paix ait son âme! J'ai parlé avec un policier. Le pendu avait le crâne fracassé et il aurait fallu qu'il traverse la ville à poil parce qu'on a retrouvé aucun de ses vêtements.

Merixell demanda d'une voix émue.

  • C'est horrible, c'est quelqu'un d'ici ?

  • Je ne sais pas mais à priori non. Ils ont affiché une photo sur la porte d'entrée pour un appel à témoins. Je vais la chercher.

 

Il se dirigea vers le bureau d'accueil de l'auberge et, après avoir jeté un coup d'oeil dans la pièce, retira une petite affiche scotchée sur la porte vitrée. Quelques secondes plus tard il était de retour et montrait une mauvaise photocopie aux deux jeunes gens qui poussèrent le même cri devant le visage du défunt.

 

Carlos les regarda, intrigué.

  • C'est l'homme qui m'a doublé en haut de la Sierra-del-Perdon.- s'exclama Alex – Un vieux qui marchait comme un forcené. Il donnait l'impression d'avoir le diable aux trousses ...on dirait qu'il l'a rencontré.

Carlos, à califourchon sur sa chaise, se penchait sur la photo. Le visage était déformé par les affres de la mort. Les yeux grand ouverts fixaient l'éternité avec horreur.

  • Tu sais qui c'est ?

Alex répondit.

  • Non, je le suivais dans la descente de la Sierra-del-Perdon ... Tout de suite après les grandes éoliennes. Je l'ai vu glisser et se casser la figure. En arrivant à l'endroit où il était tombé j'ai trouvé sa crédenciale. Je pensais lui rendre au refuge suivant.... Au fait, son nom doit être sur la crédenciale !

Meritxell murmura.

  • C'est monsieur Juanes ...

La jeune fille avait les yeux humides. Sa voix était cassée par l'émotion.

  • C'est un ami, il est de mon village...

  • Il est de ta famille ?

  • Non ! il est ... - la jeune fille cherchait ses mots - il est de chez moi. Il faut que j'appelle mon père .

  • J'ai un portable.

Meritxell hésita un instant et prit l'appareil que lui tendait Alex. Quand son interlocuteur décrocha , elle lui parla dans une langue étrange qui ressemblait à un gazouilli d'oiseau. Elle s'expliqua ainsi pendant quelques minutes puis elle interrompit brutalement la conversation en refermant le clapet de l'appareil.

Visiblement contrariée elle le rendit au garçon qui lui demanda.

  • Quelque chose ne va pas ? Il y a un problème ?

La jeune fille faisait la grimace.

  • Mon père m'a interdit d'en parler à qui que ce soit et il m'a interdit de téléphoner. Je ne comprends pas, il paraissait furieux !

Alex rangea son portable en haussant les épaules.

  • Bon et bien s'il ne veut pas que tu en parles, on n'en parle pas et on laisse la « Guardia Civil » se débrouiller. Voilà, c'est pas grave. Demain on file d'ici, et c'est oublié ! tu régleras ça avec ton père en rentrant.

Carlos regardait Meritxell avec insistance.

  • Tu parlais dans quelle langue ?

La jeune fille rougit.

  • C'est un patois de mon village.

 

Les jeunes gens discutèrent encore quelques minutes puis regagnèrent le dortoir. La route était longue jusqu'à Estella et le lendemain ils auraient le temps de parler puisqu'ils venaient de décider de faire ce bout de chemin ensemble.

28 décembre 2019

chapitre 4

 

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Trois tours de verre et d'acier surplombaient la ville de Chicago avec insolence. Au dernier étage, dans un bureau vaste comme un pavillon de banlieue, Kevin Coldeboeuf, vêtu de noir, se tenait debout près d'une grande table octogonale. Le septuagénaire agitait la tête en parlant et sa crinière blanche ondulait au rythme de ses mots. Ses yeux gris et son nez aquilin lui donnaient une apparence majestueuse dont il aimait, de toute évidence, jouer. Il s'approcha du mur tendu de soie noire sur lequel étaient disposées des armes anciennes et joua avec le pommeau d'ivoire d'une épée médiévale.

Deux hommes lui faisaient face, assis dans de profonds fauteuils de cuir.

  • Frère Harold, pouvez m'expliquer les motivations de ces éliminations inutiles?

Harold Longfellow, la soixantaine, l'aspect massif et les cheveux blanc coupés en brosse, haussa les épaules en se renfrognant.

  • Une initiative personnelle isolée Sire Kevin. Le moins que l'on puisse dire c'est qu'il s'agit d'une initiative malheureuse. Le commandeur des terres ibériques pensait que les maudits s'étaient ramollis avec le temps. Il était persuadé qu'ils ne résisteraient pas à un interrogatoire un peu musclé.

  • Ils ont résisté .... et nous avons perdu l'un des rares maîtres que nous avions pu identifier.

Sire Harold se redressa légèrement dans son fauteuil.

  • À ce sujet Messire, permettez moi de vous faire remarquer que nous l'avons débusqué grâce à notre programme de vidéosurveillance.... opération sur laquelle vous émettiez quelques doutes.

Kévin Coldeboeuf sourit narquoisement.

  • Je n'ai jamais mis vos compétences en doute Sénéchal. Cela me paraissait être une opération peu efficace à courte échéance et je suis agréablement surpris de voir qu'elle a porté des fruits aussi vite... - son regard devient plus dur - Je suis en revanche fort mari de constater que nous avons dilapidé une opportunité rare. Comment aviez vous levé ce « maudit » Frère Harold ?

Le sénéchal pinça ses lèvres avant de répondre.

  • J'ai choisi de débuter l'opération au Nord des Pyrénées. Il était plus aisé de la faire aboutir côté français où la population semblait mieux disposée face aux cameras.... le commandeur d'Aquitaine m'a grandement aidé.

  • C'est la moindre des choses que l'on puisse attendre de lui.

  • Bien sûr... Mais je tiens néanmoins à souligner son rôle. Grâce à son action nous avons pu équiper de caméras la totalité des administrations et des commerces sensibles des marches pyrénéennes.

  • Cela ne me dit pas comment vous avez repéré le maître jars !

  • Le maître de Sordes a demandé une intervention sur son abraxas à un bijoutier équipé de l'une de nos caméras. Les images analysées par le centre ont été rapprochées de nos archives. Une mésange sculptée dans une améthyste n'est pas un motif banal , il s'agit des attributs de la sixième lame...retrouver sa trace ne fut que broutille.

  • C'est d'autant plus triste de l'avoir fait assassiné ! Surtout après le meurtre tout aussi inutile du « crieur du temps ».

Le Sénéchal hocha la tête et grommela.

  • Les maudits savent ils seulement quelque chose ?

Sire Kevin se retourna vivement et vrilla son regard dans celui du frère Harold.

  • Ces hommes acceptent de mourir uniquement pour protéger un secret plus grand que leurs pauvres vies. Nous sommes entrés dans l'ère du Verseau. Tous les signes convergent... dans moins de deux ans ce sera le début d'une nouvelle période d'éveil... Nos capteurs ressentent déjà les premières pulsations. Nous devons être prêts or nous ne le sommes pas ! nous ne pouvons tolérer aucun échec, aucun retard.... Vous n'êtes pas certain que les maudits détiennent encore le secret, moi je suis sûr du contraire.

  • Leur crieur est mort sans avoir parlé. Mais certaines de nos sources pensent qu'il aurait eu le temps de rédiger un document.

Kevin Coldeboeuf s'était assis sur le rebord de son bureau.

  • Il nous faut ce document....

Le Nautonier réfléchissait à haute voix et tournait autour de son bureau comme un fauve dans sa cage.

  • Nos équipes d'Irak sont rentrées la semaine dernière... Elles ont fait un excellent travail. Nous détenons maintenant la « pierre de félicité ». C'est à mettre à votre crédit Messire Pons ... il ne nous manque que la « pierre de gloire ».... nous n'avons pas le droit d'échouer en Europe. A partir de maintenant nous sommes en guerre !

Pons Smith était sensiblement plus jeune et athlétique que ses deux compagnons. Quarante ans, un visage énergique marqué d'une cicatrice que dissimulait en partie une barbe noire, il s'exprimait d'une voix éraillée comme celle des grands fumeurs. Un éclat d'obus tité quelque part en Syrie, il y a bien longtemps, avait sectionné ses cordes vocales.

  • Est ce que « Baby Bush » peut nous être d'une quelconque utilité ?

Kevin Coldeboeuf esquissa un sourire devant le sobriquet dont Pons affublait le président qui se croyait l'homme le plus puissant de la terre. Il accompagna sa mimique d'un grand geste de la main qui se voulait fataliste.

  • Le président en a déjà fait beaucoup au Moyen Orient, il est grillé avec les européens. Surtout avec les français et les espagnols.

  • Nous avons bien des moyens de pression. Les fonds de pension, la bourse ... on peut délabrer leur économie.

  • Trop long ! Nos équipes d'analystes financiers étudient toutes ces pistes mais nous allons en parallèle réutiliser les vieilles stratégies et faire appel à nos alliés traditionnels... Nous devons réactiver les anciens réseaux auprès de Rome !

  • Rome ne vaut plus rien, ce n'est qu'une coquille vide !

  • Nos amis de la curie ont un maillage parfait des régions qui nous intéressent. Ils sont bien intégrés dans la population locale qu'ils peuvent surveiller sans problème. Nous, nous avons les moyens d'agir. Depuis que le « polonais » a été remplacé, nous avons retrouvé une certaine audience auprès de la nouvelle hiérarchie. En unissant nos efforts nous y arriveront. Je vous charge, Sénéchal, du recueil des renseignements et de la coordination des informations.

Harold Goodfellow hocha la tête.

  • Frère Pons !

  • Oui Messire

  • Vous êtes responsable du service action de l'ordre. En tant que Maréchal du Convent je souhaite que vous preniez en compte personnellement l'opération sur place, en Europe.

Pons Smith lâcha de sa voix cassée.

  • Le commandeur des terres ibériques est relevé de son commandement !

  • L'inutile assassinat du « crieur », et les bavures en France, nous ont mis dans une posture délicate. Je vais lui signifier de se rendre à la commanderie de Lisbonne pour de nouvelles fonctions. Sur place vous serez secondé par son actuel adjoint Sire Guy de Bellefond le commandeur de Burgos.

  • Aurai je blanc seing ?

Le Nautonier fronça les sourcils.

  • Pourquoi posez vous cette question Pons ?

  • Je n'approuve pas les assassinats inutiles mais je suis persuadé que nous pouvons obtenir des résultats intéressants en plongeant les maudits dans un environnement terrifiant.

  • C'est à dire ?

  • C'est à dire les plonger dans les conditions qu'ils ont connu lors de l'inquisition ou lors des chasses aux sorcières, lorsqu'ils assistaient chaque jour à la disparition de l'un des leurs... Il faut les pousser à la faute et la peur est bien mauvaise conseillère.

  • Pourquoi pas ... - un long silence suivit – je m'engage, moi, Kevin Coldeboeuf, trente cinquième Grand-Maître de la Maison-Dieu à accorder un blanc seing au Maréchal de notre maison dans sa quête de la « pierre de gloire ».- il posa son poing droit sur son coeur - "la Lame est son Dieu "! 

 

 

 

 

*****

 

 

 

  •  Monsieur Smith !

La jeune fille de la réception agitait la main en direction d'un homme immobile au milieu du grand hall vitré. Ce dernier, vêtu d'un costume sombre s'approcha du comptoir.

  • Voilà votre passeport. Vous avez la suite n° 101. L'hôtel « Puerta de Burgos » est heureux de vous souhaiter un bon séjour.

Sire Pons prit son passeport sans desserrer les dents. La réceptionniste eut une pensée peu amène pour ce yankee mal élevé en le regardant se diriger vers les ascenseurs. L'hôtel à cette période de l'année était désespérément vide et elle se demanda un instant ce qu'un homme comme lui était venu faire à Burgos.

 

Sire Pons introduisit sa carte magnétique dans la serrure électronique de la suite. Les pièces étaient vastes et claires, il accrocha le panneau « ne pas déranger » à la poignée puis il déballa l'ordinateur et le téléphone satellitaire qui représentaient l'essentiel de ses bagages. Les modules de cryptage furent installés et quinze minutes après son arrivée, le Maréchal de la Maison-Dieu était en mesure de converser en toute sécurité avec n'importe quel endroit de la planète.

D'un deuxième bagage il sortit un revolver chromé qu'il posa à proximité de l'ordinateur ainsi qu'une dague ancienne dont la lame luisait d'un éclat très doux. Il avait acheté le revolver récemment mais la dague était dans sa famille depuis plusieurs siècles. Il en caressa le fil aussi aiguisé que celui d'un rasoir, puis passa son doigt sur la petite croix en "Tau" qui marquait la garde de l'arme. Il ne décevrait pas Sire Kévin et cela le placerait en bonne position dans la succession du « Nautonier »...

 

Quelques instants plus tard une sonnerie retentit. Sire Pons se plaça face à l'ordinateur en s'équipant d'un micro oreillette. La communication provenait de la commanderie de Burgos. Il reconnut le visage poupin de Sire Guy de Bellefond, son nouvel adjoint direct en Europe.

  • Je vous écoute frère Guy .

  • Bonjour Sire Pons. Êtes vous bien installé ?

  • Venez en au fait, pourquoi cet appel ?

Le ton était cassant. Une ombre passa dans le regard de son interlocuteur. Ce dernier déglutit sans se départir de son sourire.

  • Notre équipe de Puenta-la-Reina a intercepté l'envoyé de San-Juan-de-la-Peña.

Un sourire éclaira le visage de Pons sous la barbe.

  • Vous êtes certain qu'il s'agit du complice de leur « crieur » ?

  • Tout à fait, nos contacts sur place nous avaient prévenus qu'il devait se rendre à l'assemblée des « maudits » pour leur remettre un document important.

  • Qu'avez vous fait de lui ?

  • Nous avons été contraints de l'éliminer.

  • Avez vous trouvé le document ?

  • Nous avons récupéré la totalité de ses effets, chaussures, vêtements, canne et nous avons envoyé un hélicoptère les chercher. Ils devraient arriver à la commanderie dans une heure pour analyse. Nous ne savons pas quel peut être l'aspect de ce document.

  • Tout cela me paraît bon.... vous me prévenez dès que vous avez des éléments nouveaux. Autre chose?

  • Nous avions laissé notre équipe sur place pour surveiller l'église du « crucifix ». Nous savons qu'elle est un lieu sacré pour les « maudits ».

  • Et alors ?

  • Eh bien nous avons répertorié six passages de pèlerins dans les heures qui ont suivi l'interception de l'envoyé du crieur. Je les ai fait étudier au cas où ils montreraient des corrélations possibles avec ce dernier.

  • Excellente initiative.

  • Nous avons reçu les signalements, cinq hommes et une femme. Ce sont tous des soit-disant pèlerins mais nous sommes en train d'analyser les résultats. Trois d'entre eux sont descendus à l'auberge « Apostol » de Puenta la Reina, deux au refuge paroissial et le sixième a pris une chambre dans un hôtel du centre ville. Nous aurons leurs fiches d'ici peu de temps.

 

Frère Guy tourna soudain la tête, quelqu'un le contactait hors écran. Il saisit une liasse de papiers et les feuilleta, puis relevant les yeux.

  • Ce sont les fiches des pèlerins qui viennent d'arriver.

  • Des éléments ?

  • Il y a un dénommé Alex Malher, un français de Bordeaux et une espagnole d'Atares, Meritxell Baigori...Atares est un village au pied de San-Juan-de-la-Peña. Ils prétendaient être ensemble dans l'église or ils ne sont jamais passés dans les mêmes refuges auparavant.

  • Étrange en effet, à vérifier. Pour les autres ?

  • Un espagnol de Valencia et trois français du Nord de la France qui voyagent en groupe. Leurs itinéraires sont confirmés par leurs crédenciales.

  • Occupez vous en priorité des deux premiers. Pour les autres, lancez les vérifications d'usage avec les équipes locales.

Sire Guy voulait ajouter quelque chose mais il hésitait .

  • Vous avez une question ?

  • Oui .... il se murmure qu'en France il y a eu du grabuge.

Pons Smith prit un air navré.

  • Une équipe a fait un peu de zèle sur place , nous l'avons rapatriée. Sire Kévin - il avait volontairement nommé le Grand Maître par son prénom pour impressionner frère Guy - a décrété l'état de guerre, il y aura donc des dégâts collatéraux ... d'ailleurs à ce sujet il faut marquer les esprits de ces maudits. J'ai vu dans les dossiers que vous aviez peut être identifié l'un de leur chef.

Sire Guy se rengorgea.

  • Effectivement. Par recoupements, nous pensons que Juan-Antonio Arnautoo occupe un poste important au sein de leur hiérarchie. C'est un entrepreneur de Logroño à la retraite.

  • Il a de la famille ?

  • Un fils qui se trouve actuellement à San-Juan-de-la-Peña et deux filles mariées qui habitent Madrid.

  • Étudiez la possibilité d'éliminer le fils.

27 décembre 2019

chapitre 3

Fasciné par la crête minérale qui barrait l'horizon, Alex Malher contemplait la Sierra del Perdon. Des éoliennes en coiffaient le sommet comme des sentinelles géantes guettant l'assaut d'un moderne Don Quichotte. Ses mollets se souvenaient de la traversée des Pyrénées et la perspective d'une nouvelle ascension lui donnait des sueurs froides.

Deux heures plus tard, les jambes tremblantes et les yeux brûlants de sueur, il s'accorda une pause au pied de l'un des monstrueux ventilateurs.

 

 

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Assis sur un escarpement rocheux, Alex surplombait un mémorial dédié au chemin de Saint-Jacques, au "camino frances". L'assemblage de tôles et de fers rouillés figurait les pèlerins d'une caravane médiévale figée dans la solitude glacée de la Sierra ibérique.

Il grignotait des biscuits en rêvant de ces époques lointaines quand un vieillard pressé déboucha du sentier.

L'homme marchait pieds nus. Accrochée à ses épaules une cape de laine brune flottait sur son corps maigre. La tête couverte d'un bonnet défraîchi, le vieux ressemblait aux pélerins de tôle. Mais il ne contemplait pas, immobile, les terres de Navare et avançait à grands pas .

Alex lui fit un signe amical de la main en lui lançant un "buen camino" chaleureux mais le pèlerin ne lui accorda pas un regard et passa en grommelant dans sa barbe hirsute. Habitué depuis son départ de Saint-Jean-Pied-de-Port à plus de civilité entre marcheurs, le jeune homme fût surpris, mais le vieux devait être vraiment très pressé ...

 

Entre les buissons desséchés, le sentier ressemblait à un torrent à sec. Alex reprit son sac à dos et s'engagea dans la longue descente qui menait vers Uterga dont le clocher pointait sur l'horizon. Devant lui, à quelques centaines de mètres, il distinguait la silhouette dégingandée du vieillard qui dévalait la pente. Brusquement ce dernier trébucha .

Alex accéléra le pas pour lui porter secours mais le vieux s'était relevé prestement et avait repris sa course éperdue sans se retourner.

 

À l'endroit où le pèlerin était tombé des feuilles mortes recouvraient le chemin d'un tapis glissant. Alex avançait avec précaution quand son regard fut attiré par une pochette de toile grise au pied d'un genevrier rabougri, il la ramassa et l'ouvrit. Elle contenait une crédenciale. qu'il glissa dans sa poche pour la rendre au vieux s'il le revoyait à Puenta-la-Reina. 

L'étape ne présentait plus de difficulté et Alex profita du temps ensoleillé pour faire des photos. Il commençait à apprécier le « camino » ! cette pensée lui arracha un sourire. Cela faisait exactement quinze jours qu'il avait quitté Bordeaux .....

Trois mois plus tôt, le vendredi 13 juin très exactement, son destin avait basculé.

Il était assis dans la salle des professeurs du lycée de Talence où il enseignait l'histoire. Des collègues étaient entrés et une discussion s'était ouverte sur le vendredi 13, la chance, les loteries et naturellement sur ce que chacun ferait s'il gagnait le gros lot....

Alex avait annoncé qu'il prendrait une année sabbatique et partirait à pied sur le chemin de Compostelle afin de méditer sur son avenir. L'annonce avait fait son petit effet auprès de ses collègues, ce qui était d'ailleurs le but recherché. 

À la fin des cours, en passant devant un bureau de tabac, il s'était souvenu de la discussion et avait acheté un billet de loto.

Le lendemain, lorsqu'il apprit dans les couloirs du lycée que le gagnant de la « supercagnotte » habitait Talence, discrètement, comme s'il en avait eu honte, il s'enferma dans une salle de classe et compara son ticket aux résultats affichés dans le journal.

Alex Malher, professeur d'histoire au lycée Victor Louis venait de gagner six millions d'euros !

Le jeune professeur était un homme de conviction. Il confia la gestion de son tout nouveau patrimoine à son frère, directeur d'une succursale de la BNP, et acheta l'équipement du parfait randonneur. 

Il se trouvait aujourd'hui, avec son sac à dos, sur les traces des pèlerins d'autrefois....

 

Alex atteignit Puenta-la-Reina en début d'après midi. À l'entrée du village, en bordure d'une place ombragée, s'élevait le refuge paroissial. Mais le jeune professeur avait choisi de se rendre dans un autre gîte, l'auberge "Apostol", qui se trouvait à l'autre bout de la ville, sur la rive Sud du rio Arga. 

Puenta-la-Reina ressemblait à une bastide française du XIIème siècle avec des rues étroites qui se coupaient à angles droits, de minuscules places serties d'arcades et des bâtiments de briques roses .

À cette époque de l'année, la récolte des "pimientos" battait son plein et l'odeur légèrement acide des poivrons grillés imprégnait les rues. Alexandre Malher marchait le nez au vent quand des hurlements le firent sursauter.

En une fraction de seconde un attroupement obstrua la ruelle qu'il avait empruntée. Il bifurqua dans une rue perpendiculaire pour contourner la foule. Quelques instants plus tard, en débouchant près de la rivière, il comprit les raisons de l'agitation qui s'était emparée des habitants de Puenta-la-Reina.

Le corps d'un homme nu pendait dans l'une niches du vieux pont qui enjambait l'Arga.

 

 

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Alex choisit de s'éloigner de ce spectacle morbide. Une sirène retentit dans la ville. Il franchit le rio un peu plus loin en suivant la route nationale et se dirigea vers l'auberge "Apostol" qu'indiquait un panneau de signalisation. Le refuge était un bâtiment immense qui ressemblait plus à un hangar qu'à un hôtel. Propre et fonctionnel, le dortoir principal contenait une cinquantaine de lits superposés répartis par boxes de quatre. Très peu étaient occupés. 

Après avoir satisfait aux obligations de tout pèlerin arrivant dans un refuge : s'attribuer un lit en y posant son sac à dos, prendre une douche et faire sa lessive, Alex savourait une bière fraîche sur la terrasse. A ses côtés, une jeune fille remplissait un journal de marche, plus loin une dame d'un certain âge soignait des ampoules en gémissant. 

L'après-midi était à peine entamé, il décida de visiter la ville en dépit de ses jambes douloureuses. Il tenait en particulier à voir l'église « du crucifix », un édifice templier dont il avait lu la description dans son topo-guide. 

En repassant près du vieux pont roman, Alex s'arrêta un instant. Le corps avait été enlevé mais la « Guardia Civil » en interdisait toujours les accès. Le jeune homme dut se résoudre à emprunter de nouveau l'ouvrage moderne à cent mètres de là . 

L'église du « crucifix » était un bâtiment de pierres aux lignes austères. Elle s'élevait en bordure d'une ruelle qui passait sous son porche .

 

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Le jeune historien observa l'édifice d'un oeil de connaisseur. Des marques de tailleurs de pierre étaient visibles sur les blocs de grès du soubassement. Alex entreprit de les photographier une à une, puis de transcrire ses observations sur un petit carnet qui ne le quittait jamais.

La saga des guildes de bâtisseurs l'avait toujours fasciné et quelques mois auparavant il projetait de soutenir une thèse d'agrégation sur le sujet. Depuis la fortune lui avait souri, ses projets allaient sans doute prendre d'autres chemins mais son intérêt restait intact. Surpris de découvrir en terre ibérique une telle profusion de marques de tacherons, il récoltait le maximum d'indices avec un plaisir inchangé.

A genoux dans un angle du porche, le nez collé sur la pierre, il sursauta en entendant grincer la porte de l'église. Une jeune femme pénétrait dans l'édifice avec un sac à dos et un bâton de marche. Couverte de poussière, elle portait une simple paire d'espadrilles qu'elle prit soin de retirer avant d'entrer. 

Alex croyait l'église fermée, il profita de l'occasion et entra à son tour, derrière la demoiselle. Tout en se dirigeant vers une chapelle latérale, il l'observa du coin de l'oeil. Celle ci déambulait à pas lents le long des travées en suivant un cheminement qui semblait ne rien devoir au hasard. À chaque pas elle prononçait quelques mots à voix basse en gardant les yeux rivés sur les lourdes dalles du sol. Son trajet l'amena face à l'étrange statue du Christ qui ornait la travée gauche de l'édifice. Le crucifix avait la forme d'une croix en "patte d'oie". Des ésotéristes prétendaient y voir une réminiscence de la rune "Algiz", symbole de la connaissance, d'autres y reconnaissaient "la main de Gargas" utilisée par les premiers bâtisseurs pour orienter leurs édifices. Alex, plus terre à terre, n'y voyait qu'un caprice d'artiste utilisant au mieux une fourche de bois particulière...

 

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La demoiselle debout, les pieds nus et les yeux clos, paraissait prier sans se soucier de sa présence. Il l'observa un instant puis, sans bruit, il se dirigea vers une chapelle latérale et reprit ses relevés.

L'église était extraordinairement silencieuse et les deux jeunes gens s'ignoraient complètement quand la porte d'entrée émit de nouveau son lugubre grincement.

Alex leva la tête. Deux silhouettes à la démarche inquiétante avançaient en contre jour. Ils arboraient un air faussement dégagé fort peu naturel dans un lieu de recueillement. La jeune femme s'était retournée , nerveuse... son regard croisa celui du français qui crût y lire un appel de détresse.

Il se releva en faisant suffisamment de bruit pour que sa présence ne passe plus inaperçue. Puis d'une voix forte il s'adressa à la jeune fille en français.

  • Viens voir ici, tu peux me traduire ce qui est écrit ?

La jeune fille hésita puis se dirigea vers lui tandis que les deux hommes s'arrêtaient surpris. Ils hésitèrent puis sortirent sans échanger un mot.

 La demoiselle se tenait à une dizaine de mètres d'Alex. Ce dernier lui lança avec un grand sourire.

  • Excusez moi, mais j'ai cru qu'ils vous importunaient.

Elle le regarda le visage renfrogné.

  • Je n'aimais pas leurs auras .... Vous êtes qui vous ?

Elle s'exprimait avec une pointe d'accent qu'il n'arrivait pas à définir. La froideur de la demoiselle calma ses ardeurs.

  • Oh pardon ! moi c'est Alex ... je suis français.

Sous la poussière le teint de la jeune fille prit une tonalité cramoisie.

  • Je n'avais pas besoin qu'un français vienne me sauver. Vous vous croyez où ? On est dans une église pas dans un bistrot de Paris. Vous êtes tous pareils les français.

Elle devait avoir un peu plus de vingt ans, ses longs cheveux châtains étaient retenus par un fichu de tissu bleu et ses yeux noisette fulminaient. Alex la regarda sans rien dire, surpris par sa réaction, puis il éclata de rire.

  • Je suis vraiment désolé et je vous prie de m'excuser si ma conduite vous a blessée.

Il essaya de détourner la conversation.

  • Vous faites le « camino » ?

  • Oui !

  • Vous êtes descendue à l'auberge « Apostol » ou au refuge paroissial ?

Elle hésita un instant.

  • Je voulais me rendre à l'auberge « Apostol », vous savez où elle se trouve ?

  • J'y ai déposé mes affaires. Je peux vous y conduire si vous voulez ?

La jeune fille hésitait.

  • Si les deux mecs sont dehors, ils seraient peut être surpris de ne pas nous voir sortir ensemble.

Cet argument emporta la décision.

 

26 décembre 2019

chapitre 2

 

 

Jean Capdeplat observait son beau frère, d'un oeil amusé et envieux. Jacques Peyragude était âgé de soixante deux ans comme lui, mais il montrait dans ses gestes une vivacité qui lui en faisaient paraître dix de moins. Ce trop plein d'énergie était une marque de famille qu'il partageait avec Jeanne sa soeur.... Jeanne qui les avait quittés cinq ans plus tôt, fauchée par un chauffard ivre à la sortie d'Ostabat.

Comme tous les dimanches depuis la disparition de Jeanne, les deux hommes dînaient ensemble. Et comme tous les dimanches, ils se disputaient.... Dispute était peut être un mot trop fort pour évoquer leurs joutes oratoires dont le sujet, toujours le même, était l'avenir de Cécile, la fille de Jean que Jacques, célibataire, considérait comme sa propre enfant.

 

Tous deux étaient assis devant la grande cheminée de pierre où crépitait un feu aux flammes légères, ils sirotaient de la liqueur d'étoiles, un alcool à base d'herbes sauvages dont la famille Capdeplat gardait jalousement le secret depuis la nuit des temps. Les deux hommes se ressemblaient étrangement, même teint clair, même silhouette fluette, mêmes yeux bleus très pâles.... Ils étaient habillés de façon identique, de vêtements de laine brune, et portaient tous les deux un ridicule bonnet de laine rouge qui rendait leur ressemblance troublante. Leurs pieds étaient nus en dépit de la fraîcheur des dalles de pierre couvrant le sol.

 

Jacques se leva d'un mouvement vif et s'approcha de la cheminée. Il carressa du bout des doigts le linteau de calcaire gris sur lequel était gravé un entrelacs de signes étranges qui ressemblaient à des runes nordiques.

De sa canne en néflier il tapota les runes en les traduisant à voix haute.

  • " Le chemin d'étoiles est le chemin de la connaissance" ... Cécile vient d'avoir vingt trois ans. Elle doit débuter son initiation.

  • Nous n'allons pas encore revenir la dessus – répondit monsieur Capdeplat en levant les yeux au ciel.- Laisse la finir ses études. Elle aura bien le temps après, nous sommes en 2005, dans trois ans elle aura tous ses diplômes. D'ici là nous aurons le temps de la préparer tranquillement.

Le vieil homme fixa la canne de son beau frère en fronçant les sourcils.

  • Tu as perdu un ruban de maîtrise ?

Jacques fit tournoyer sa canne un instant, puis s'arrêta net. D'un ton qui se voulait léger il répondit.

  • Je l'ai passé dans l'anneau de mon « abraxas » pour en faire un pendentif que j'ai offert à Cécile pour son anniversaire dimanche dernier...

  • Non !

Jean Capdeplat s'était redressé brusquement. Jacques le fixa l'air inquiet, puis il lança sur un mode télépathique.

  • Qu'est ce qu'il t'arrive ? .... Ne me dis pas que toi aussi ...

La réponse fusa sur le même mode.

  • Si ! ... Elle ne peux pas avoir deux « abraxas » ...

    Un petit sourire apparut sur les lèvres de Jacques.

  • D'autant que je ne suis pas certain notre initiative soit appréciée par tout le monde. Tu lui as donné il y a longtemps ?

  • Je l'ai fait monté sur une broche pour son anniversaire ... mais elle est mon héritière, c'est ma fille !

  • Elle est aussi ma nièce Jean et ma seule héritière à moi aussi ... ce n'est pas grave, on lui expliquera tout dimanche prochain et on lui demandera quelle voie elle veux choisir... celle des oies ou celle des mésanges.

    Jean se renfrogna en se tassant dans son fauteuil.

  • Les mésanges bien sûr ... elle a choisi l'architecture...c'est bien un métier de « bâton » ...

    D'une voix doucereuse son beau-frère ajouta.

  • Elle étudie aussi l'histoire et c'est plutôt « denier » ça !

  • Mouais ! Ben on verra...

 

Des aboiements aigus retentirent dans le jardin. Jean Capdeplat sursauta et lança mentalement un rappel à l'ordre sévère à Phébus, son berger des Pyrénées. Le petit chien s'en prenait parfois aux jeunes gens qui regagnaient le camping du village après avoir fait la fête à Peyreroade. Il courait comme un fou le long de la clôture... C'était un jeu ! Mais cette fois, les aboiements avaient une tonalité différente, l'animal avait peur.

Le vieil homme réajusta son bonnet de laine rouge et, d'un pas pesant, se dirigea vers la porte.

  • Il ne répond pas ...Je vais voir ce qui l'énerve comme ça et je vais en profiter pour fermer l'atelier.

Jean Capdeplat semblait fatigué. À chaque pas il marquait un arrêt comme s'il cherchait l'énergie nécessaire pour avancer dans le contact de son pied nu avec les dalles de pierre. Un vague pressentiment lui serrait l'estomac.

Phébus aboyait de plus belle. L'aboiement se transforma en couinement de douleur. Jacques gronda d'une voix sourde.

  • Je viens avec toi, je n'aime pas ça.

Il s'était précipité vers la porte qu'il ouvrit d'un geste vif, Jean le suivit en grommelant. La lune éclairait la verrière de l'atelier d'une faible lumière bleutée. Les yeux des deux hommes luisaient d'un éclat phosphorescent...

 

Un bruit sourd retentit dans l'obscurité. Jacques s'effondra dans les bras de son beau-frère.

  • Jacques ! Jacques, réponds moi ....

Jean Capdeplat sentit un liquide poisseux couler entre ses doigts. Il plissa les yeux, l'aura de son beau frère déclinait rapidement. Les nuances or et safran disparaissaient une à une, laissant place à une vilaine couleur violette.

En quelques secondes les lumières de vie s'éteignirent. Jacques Peyragude venait de rendre l'âme...

Jean se releva et cria en scrutant les ténébres. Ses yeux brillaient comme deux lucioles dans la nuit.

  • Qui est là ?

Ce fut sa dernière pensée consciente.

 

 

Lorsqu'il reprit connaissance le vieil homme était ligoté sur une chaise. Deux silhouettes se déplaçaient sans bruit, vêtues de justaucorps noirs, de cagoules et de lunettes de vision nocturne. L'une des silhouette, un homme de haute taille, s'approcha.

  • Tu sais ce que nous voulons ?

Le ton de la voix était froid, sans émotion. Jean comprit qu'il n'avait pas à faire à des jeunes voyous en vadrouille. Il émit un vague gémissement, puis cracha.

  • Non, j'en sais rien. Pourquoi vous avez fait ça à Jacques ?

  • Lui ou toi, quelle importance ?

Le vieil homme sentit des larmes couler sur ses joues.

  • Salopards ! j'ai rien, j'ai pas de fric , rien !

  • Ton argent, on s'en fiche ... Tu le sais très bien « maudit » !

Un long frisson parcourut l'échine de Jean. Des souvenirs très anciens, des légendes que lui racontaient ses parents autrefois au coin du feu déchirèrent les limbes de sa mémoire. Il rassembla toute son énergie et se concentra sur le lourd maillet qui lui servait à sculpter le bois. Il essaya de garder une voix neutre.

  • Vous êtes des ...

  • Oui ! maintenant il va falloir que tu parles. Nous savons que tu es un « maître jars » ...

  • Qu'est ce que c'est un maître jars ? Je comprends rien à ce que vous dites.

     

Dans l'obscurité le maillet s'était élevé d'une vingtaine de centimètres. Le vieil homme le projeta vers son interlocuteur avec toute la puissance de son esprit. Mais à l'instant précis où la masse allait le frapper, l'homme en noir se retourna. Le maillet le frôla avant de s'écraser au milieu d'un tas de planches.

L'homme émit un rire bref, sec comme une quinte de toux.

  • Alors tu veux jouer maudit.

D'un revers de la main il gifla Jean Capdeplat.

  • Eh bien on va jouer .... et tu ne vas pas trouver ça drôle !

Le vieux savait que sa maison était trop éloignée du village pour que ses cris soient entendus. Il lança un long hurlement télépatique qui se perdit dans l'immensité sombre de la nuit. Un lourd silence répondit à son cri muet.

 

Le cauchemar que tant de générations de Capdeplat avaient redouté se réalisait. Jeanne n'était plus là et pour la première fois depuis cinq ans il en fut heureux. Quant à Cécile qui suivait ses études à Pau, elle ne risquait rien.... Pour l'instant. Le vieux soupira.

  • Allez vous faire foutre bande de renégats !

Le deuxième individu ne disait pas un mot, il fouillait dans l'obscurité au milieu des outils éparpillés sur les établis. Il alluma un chalumeau. Sa voix était encore plus froide que celle de son compagnon.

  • Tu es pieds nus ! tu as oublié que c'est interdit ? tu connais le châtiment ...

 

Une peur atroce envahit le vieil homme. Ce fut le début de l'enfer.

 

 

 

***

 

 

 

 

L'adjudant de gendarmerie Guilbert ne trouvait pas les mots pour exprimer l'horreur qu'il ressentait. Son supérieur hiérarchique, le capitaine Vernet essayait de le calmer au téléphone.

  • Allons Guilbert, reprenez vous bon sang ! Que s'est il passé ? en quelques mots ! je lirai les détails sur le rapport mais, pour l'instant, il faut que je rende compte aux autorités, au procureur, au préfet ... soyez précis.

  • Capdeplat Jean. Un charpentier... retraité et son beau-frère Jacques Peyragude, retraité du bâtiment également. Couvreur je crois...

La voix du gendarme faiblissait. Elle trahissait une émotion intense. Le capitaine insista.

  • Continuez.

  • Le crime a eu lieu cette nuit, au domicile de monsieur Capdeplat. Le légiste n'est pas encore arrivé.

  • Un crime ! vous êtes certain ?

  • Monsieur Peyragude a été abattu par balle, du 7mm... son beau-frère était attaché sur une chaise.

  • Bon sang !

Le gendarme lâcha d'une traite.

  • Monsieur Capdeplat a été torturé. C'est horrible ! Ils se sont acharné sur ses pieds qu'ils ont troués au chalumeau... le chien a été décapité et la maison dévastée.

Le capitaine frissonna. Il essayait de conserver un ton neutre pour calmer son subordonné.

  • Qui a donné l'alerte ?

  • Une infirmière qui venait faire des soins à monsieur Capdeplat. On ne peut pas l'interroger pour l'instant... ses nerfs ont lâché. Elle est à l'hosto entre les mains des psy.

  • Ils ont de la famille à prévenir.

  • Oui la fille de Capdeplat, étudiante à Pau, j'ai noté son adresse.

  • OK ! vous avez une idée du mobile ou des agresseurs ?

  • Le vol sans doute. Une bande de marginaux, des monstres ... Je n'ai pas la moindre idée de ce qu'ils ont pris. Peut être de l'argent. Capitaine !

Le dernier mot ressemblait à un appel au secours.

  • Oui Guilbert.

  • J'ai jamais vu ça en 25 ans de carrière ... c'est - les mots restaient coincés dans sa gorge - c'est monstrueux.... mais il y a autre chose...

  • Quoi donc ?

  • La maison du vieux me laisse une impression bizarre.

  • Expliquez vous Guilbert !

  • Il n'y a presque rien dans cette maison, pas de meubles, pas de bibelot ... que des murs de pierre nue comme le sol, des plafonds voûtés ... la maison est certainement très ancienne, on dirait les pièces d'un château vide !

Un long silence suivit la remarque du gendarme.

  • Je rends compte au colonel, je m'occupe de faire prévenir la fille, rappelez moi dès qu'il y a du nouveau. Je vous envoie quelqu'un pour traiter avec les media.

 

En raccrochant le capitaine Vernet était inquiet, il relut ses notes ... La fille de l'un des deux malheureux habitait à Pau, à deux pas de la brigade. Il décida de s'y rendre pour lui annoncer la terrible nouvelle.

 

 

 

 

Cécile Capdeplat, frêle demoiselle, blonde aux regard gris bleu , logeait dans une résidence estudiantine proche de la fac. Elle s'effondra en apprenant la tragédie.

Tandis que son adjoint aidait l'étudiante à reprendre ses esprits, le capitaine observait la chambre de la demoiselle. La pièce ressemblait à une cellule de moine. Une table, une chaise et un lit. Aucun bibelot, à l'exception d'un plateau de pierre polie au milieu de la table ! Le souvenir du capharnaüm dans lequel il vivait lorsqu'il était lui même étudiant lui revint en mémoire.... Il secoua la tête et chassa ces images. Pour l'instant, il devait interroger une jeune femme en détresse. Celle ci leva vers le gendarme un visage très pâle ruisselant de larmes.

  • Qui a fait ça ?

  • Nous ne le savons pas encore... Mais nous le trouverons.

 

Entre deux sanglots, la jeune fille voulut connaître les détails du drame. Tandis que le militaire, au prix de mille précautions, racontait ce qu'il savait, sa pâleur s'accentuait, elle ne pouvait plus parler et ses lèvres tremblaient de façon inquiétante. Le capitaine posa cependant les questions habituelles.

La jeune fille ne connaissait d'ennemi ni à son père, ni à son oncle, elle ne leur connaissait pas d'ami non plus ... Les deux hommes vivaient une retraite très calme partageant leur temps entre de longues marches dans la campagne gasconne et l'entretien de leurs demeures familiales. Rien dans leurs vies ne laissait présager les évènements atroces dont ils venaient d'être victimes.

 

L'officier prit congé lorsqu'il fut certain que la jeune fille pouvait rester seule.

 

Cécile observait les gendarmes qui quittaient la résidence par la fenêtre de son studio. Quand le véhicule eut franchi les grilles du parc, elle s'empara d'un téléphone portable et composa un numéro qu'elle connaissait par coeur mais qu'elle n'avait jamais eu l'occasion d'appeler. Quelqu'un parla. La jeune fille soupira soulagée et répondit en espagnol, la voix secouée de sanglots.

  • Ils viennent d'assassiner papa et mon oncle, que dois je faire?

     

 

 

***

 

 

Quelques heures plus tard, Cécile Capdeplat franchissait la frontière franco-espagnole au volant d'une petite Twingo. Elle avait emprunté le véhicule d'un ami à Bayonne. Ce dernier, un basque nationaliste, avait échangé sa Twingo contre la 206 de la jeune fille sans poser la moindre question.

La jeune fille était épuisée, des cernes sombres soulignaient son regard embué mais une rage terrible lui labourait le ventre.

 

Comme lui avait signifié son interlocuteur, Cécile se dirigeait vers Torres-del-Rio, un village de la Rioja qu'elle espérait atteindre en début d'après midi. Le front plissé la jeune fille repensait à son père et à son oncle.

Tout cela ne finirait donc jamais ! cela faisait plus de mille ans, il n'y aurait donc jamais de prescription ...

Son oncle ne s'était jamais marié, n'avait pas eu d'enfant et avait pris Cécile sous son aile quand elle était encore une toute petite fille. Elle se souvenait de longues promenades avec le vieil homme dans les églises pyrénéennes, à la tombée de la nuit. «  Le meilleur moment pour aiguiser les sens » avait il coutume de dire. Dans ces moments là, elle avait l'impression qu'il lui parlait sans dire les mots....

Il observait longuement l'édifice, le parcourait pieds nus, de long en large, puis il se plaçait à un endroit bien précis et disait.

  • Viens, c'est ici qu'elle est la plus forte ... enlève tes chaussures Cécile ... tu sens les frissons sur tes jambes ... écoute tes pieds ...

Cette expression lui arrachait toujours un sourire. Pourtant ... quand elle écoutait ses pieds comme lui demandait son oncle, elle voyait dans l'obscurité, elle entendait les sons les plus infimes, elle ressentait tant de choses...

 

Une semaine auparavant son oncle lui avait accroché autour du cou une antique médaille, une merveilleuse intaille de jaspe clair. Une oie était gravée en creux dans la pierre dure, la même oie que celle qui prenait son envol sur la canne qui ne le quittait jamais.

 

Trois semaines plus tôt son père lui avait donné, lui aussi, une autre pierre gravée... une broche d'améthiste sur laquelle était sculptée une mésange.

  • C'est ta «  lame » avait il dit, la « lame » de tes ancêtres.

Il avait utilisé le même mot que son oncle.

Comme elle l'avait interrogé sur la signification du mot "lame" et sur le symbole de la mésange, son père avait souri. Il lui avait demandé si elle se souvenait de la canne qui lui avait été offerte pour ses douze ans, lors de l'Enok. Cécile avait rougi car la canne en question, traînait au fond de son armoire sous un fatras de vieux vêtements.

  • Tu regarderas cette canne, c'est la même mésange, l'oiseau de notre "lame". Tu as maintenant "l'abak" et "l'abraxas", la canne et la pierre. Garde les précieusement, tu es une héritière de Muin.

Puis son père avait retiré un ruban de sa propre canne et lui avait donné en ajoutant.

  • Tu accrocheras ce ruban à ton « abak ». Je t'enseignerai nos secrets lors de tes prochaines vacances.

Il n'y avait pas eu de « prochaines vacances » et il n'y en aurait plus jamais ....

 

La nuit du drame elle s'était réveillée en sursaut. Une énergie terrible s'était insinuée dans son corps et dans son esprit. Elle ne pouvait pas expliquer ce qu'elle avait ressenti mais elle avait su, à cet instant, qu'elle était devenue détentrice des « âmes-lames » des deux hommes... Et elle avait deviné que quelque chose de terrible venait de se produire.

Aujourd'hui, elle savait qu'elle devait tout abandonner pour mériter son héritage.

 

Le soleil se levait, les vignes s'alignaient à perte de vue sur la terre rouge de la Rioja.

 

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Le réveil de la vouivre
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