Cécile et Meritxell, tétanisées par la peur, ne bougeaient plus. L'homme qui se tenait derrière elles, parlait français.
La jeune espagnole se retourna et lança furieuse.
La silhouette du maître jars était maintenant visible dans la pénombre. Ses yeux luisaient d'un éclat jaune.
Cécile venait de reconnaître l'un des rares maîtres jars qui n'avait pas montré d'hostilité à son égard lors de la céna.
-
Excusez moi, je ne vous avais pas reconnu. - murmura t'elle dans un souffle.
-
On se tutoie ici.... Qu'est ce que vous êtes venues faire dans la salle des écailles ?
Les deux filles se regardèrent sans comprendre. Jean-Jacques soupira bruyamment.
Cécile répondit sur le même ton.
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Je me suis rendue compte que j'avais beaucoup à apprendre alors j'ai décidé de commencer tout de suite.
-
Bonne réponse ! C'est vrai qu'on n'a pas été tendre avec toi tout à l'heure.
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Oh, ce n'est pas à toi que je peux en vouloir. C'est surtout son père... rien que d'en parler j'ai des frissons dans le dos. Nous n'avions jamais visité de loge et très honnêtement on se demandait à quoi servait tout ça. Tu as dit qu'on était dans la salle des écailles ?
-
Oui, c'est le nom de cette pièce. Un instant …. « luz ! ».
Instantanément deux candélabres muraux s'allumèrent. La salle, entièrement vide, était beaucoup plus vaste que ce que Cécile avait cru au premier abord. Elle mesurait environ 15 m par 6 m et paraissait légèrement incurvée. Cécile fit part de sa réflexion à Jean-Jacques. Ce dernier sourit avant de répondre.
-
C'est normal qu'elle te paraisse tordue puisqu'elle l'est ! Elle suit le tracé des écailles et tu es ici dans une salle d'entraînement.
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Qu'est ce que tu appelles "les écailles" ?
-
Les écailles de la Vouivre... C'est ainsi que parlaient nos grands anciens. Tu as déjà entendu parler des réseaux telluriques ?
Meritxell secoua la tête, Cécile opina et répondit.
Cécile montra les immenses dalles blanches et noires qui couvraient le sol.
-
Quel rapport avec ça ?
-
Les réseaux dessinent des maillages ... Ce sont ces maillages que nos anciens appelaient les « écailles de la Vouivre ».
-
Pourquoi est ce si important ?
-
Parce que l'harmonie d'un bâtiment ou d'un lieu dépend de la façon dont on utilise ces maillages. Au centre de l'écaille tu es dans un lieu qui favorisera tes fonctions internes, en revanche, la frontière des écailles aura l'effet inverse. Essayez de ressentir cela dans vos jambes en traversant les quadrillages.
Cécile et Meritxell avancèrent lentement en laissant leurs pieds nus glisser sur les grandes dalles de pierre.
La jeune française murmura les yeux fermés.
Le maître jars hocha la tête.
Cécile fit ce que lui demandait Jean-Jacques, imitée par Meritxell.
Le pied de la française était posé à la jonction de quatre dalles.
La jeune fille suivit le conseil. Elle souriait.
-
C'est extraordinaire, j'ai l'impression de trouver le repos après un effort violent... pourquoi disais tu que c'est une salle d'entraînement.
-
Parce que c'est ici qu'autrefois s'entraînaient nos anciens. Tous nos bâtiments sont construits en respectant des règles d'harmonie avec les écailles de la Vouivre, ce qui explique ces fameuses ondulations. Nous sommes en mesure de les dévier, de les modifier ... Mais il était indispensable pour les maîtres de savoir les reconnaître et de pouvoir les ressentir en permanence, alors dès qu'ils le pouvaient ils venaient faire leurs gammes .... C'est ce que je faisais lorsque vous êtes arrivées mes demoiselles.
-
Excuse nous, on ne voulait pas te déranger.
Cécile restait songeuse.
-
Si je me souviens bien du cours, le quadrillage est orienté Nord / Sud et Est / Ouest ?
-
Oui, tout à fait !
-
Donc les églises ne sont pas orientées en fonction du soleil !
Le maître jars opina de la tête.
-
Oui et non ! L'orientation initiale se fait selon les écailles de la Vouivre.
-
Pourquoi ?
-
L'édifice est bâti en prolongement de notre Mère ... mais il doit tenir compte des éléments célestes puisque sa fonction est de relier la Terre au cosmos.
-
Pourquoi ?
-
Je crois qu'on nomme ça une « hiérogamie », l'église permet l'accouplement de la Vouivre et du Dragon .... c'est un temple d'Amour.
-
Tu es maître jars depuis longtemps ? - demanda Meritxell.
-
Depuis une dizaine d'années. Si vous avez fini ici, je vais éteindre les flambeaux.
Cécile aidait le maître jars à moucher les candélabres.
Jean-Jacques se tourna vers la jeune fille et lui prit les deux mains. Une flamme brillait dans ses yeux, il dit d'une voix enrouée.
Il détourna le regard.
-
Allons y, demain c'est le grand jour et une bonne nuit de sommeil nous sera profitable... pour tous.
-
Attends, qu'est ce qu'il y a là ?
Cécile se dirigeait vers l'alcôve qui marquait l'extrémité de la pièce, un minuscule enfoncement semi circulaire au pavement en spirale.
Le cri du maître-jars alerta Cécile trop tard, son pied était déjà posé sur les dalles brunes qui recouvraient le sol de l'absidiole. La jeune fille eut l'impression d'être engloutie par les flots tempêtueux d'un torrent de montagne.
Des souvenirs atroces de noyade, enfouis au plus profond de son inconscient refirent surface dans un jaillissement douloureux.
Elle n'avait que cinq ans et se promenait avec sa mère sur les berges du Gave d'Oloron . Elle courait, une branche cassée l'avait déséquilibrée et précipitée dans la rivière. Avant que sa mère n'ait pu intervenir, elle s'était sentie happée par un tourbillon. Un touriste lui avait sauvé la vie en plongeant dans les flots glacés... mais pendant de longues années ses nuits furent hantées par des cauchemars où la mort lui tirait les pieds en la faisant tournoyer comme une poupée de chiffon.
Elle tournait, tournait, tournait ... dans les profondeurs sombres de la terre. Des visages grimaçants et féroces la regardaient en riant, amusés par sa terreur.
Elle eut l'impression qu'une force immonde emplissait l'espace autour d'elle. Quelque chose de froid comme la mort et de repoussant comme le mal l'observait... Elle ne pouvait pas hurler, elle tournait, s'offrant en spectacle à une horreur sans nom et sans visage qui se délectait de sa présence. Soudain, dans l'obscurité abjecte elle sentit de petites griffes s'enfoncer dans une épaule tandis que son bras était broyé dans un étau ...
Cécile crut mourir de peur. Mais les griffes la tiraient vers le haut comme pour la sortir de la vase glacée dans laquelle elle se trouvait engluée. Elle ne tournait plus et l'inexprimable sensation de tourbillon avait cessé. Elle ressentait maintenant la déception de l'inommable présence qui emplissait le lieu. Son regard se porta sur son épaule où s'enfonçaient les griffes salvatrices. Une mésange était aggripée à ses vêtements et battait désespéremment des ailes pour soulever la jeune fille. Sur son autre épaule une oie, le bec fermé sur son bras, l'aidait à sortir du tourbillon.
Lorsqu'elle reprit connaissance Cécile était allongée sur le sol froid et dur de la salle des écailles. Les visages inquiets de Meritxell et de Jean-Jacques étaient penchés au dessus d'elle.
-
Tu nous a fichu une sacrée frousse jeune fille.
-
Qu'est ce qui s'est passé ?
-
Tu es entrée dans le "dédale" sans avoir été initiée. Tu aurais pu te perdre, tu as eu beaucoup de chance. Un Minotaure aurait pu s'emparer de toi ....
Une ride inquiète barrait le front du maïtre-Jars.
-
D'ailleurs, je me demande comment tu t'en es sortie ...
-
Une oie et une mésange m'ont tirée de là - Soupira Cécile.
En prononçant ces mots elle réalisa l'absurdité de sa réponse, mais l'inquiétude avait fait place à un grand sourire sur le visage de Jean-Jacques.
Instinctivement elle porta la main à son cou et retira la médaille de jaspe vert que lui avait donnée son oncle. Celle ci était brûlante. Jean-Jacques songeur murmura.
Dans les profondeurs sombres de la terre un être indéfinissable hurlait sa haine ... soudain un immonde sourire se dessina sur la face monstrueuse . « La petite idiote m'a laissé son empreinte ... je saurai la retrouver ! Un jour ou l'autre je la retrouverai ... »
****
Cécile marchait en posant avec précaution ses pieds nus sur le dos d'un gigantesque serpent. L'animal lové sur lui même ne bougeait pas, mais par moment un rapide frémissement courait le long des ses écailles argentées.
Un homme et une femme lui tenaient les mains. Cécile ne les connaissait pas pourtant leurs visages lui semblaient familiers, peut être à cause de leurs regards transparents si proches de ceux de ses parents.... La femme vêtue d'une longue robe blanche était baillonnée alors que son compagnon portait un bandeau sur les oreilles.
L'immense spirale reptilienne traversait des champs et des forêts. Au loin se dessinaient des massifs montagneux, elle reconnut la chaîne des Pyrénées, quelque part du côté de la vallée d'Aspe. Régulièrement l'homme et la femme s'arrêtaient avant de reprendre leur marche d'un pas décidé. À chaque arrêt Cécile observait un paysage différent, un pont, un hôpital, un puits, une prison ... Elle eut une illumination. Elle se trouvait sur un immense jeu de l'oie où chaque case était un paysage des Pyrénées...
Elle jetta un regard effrayé vers sa voisine qui lui sourit sous son baillon ... Les yeux de Cécile se portèrent sur les pieds de la femme au moment où elle avançait, ceux ci étaient palmés comme ceux d'un canard. La jeune fille voulut hurler mais aucun son ne sortit de sa gorge !
Soudain, à l'extrémité de la spirale apparut un enfant qui jouait sur une antique mérelle carrée. Il déplaçait trois pions, un rouge, un vert et un blanc d'une main rapide et experte. En face de lui une silhouette drapée de noir tentait de contrer les coups de l'enfant avec des pions sombres marqués d'un Tau blanc. Le gamin aligna ses trois pions et tourna vers la jeune fille un visage rayonnant .
Cécile se réveilla en sursaut, de grands coups étaient frappés sur la porte de la chambre. Elle ouvrit difficilement un oeil embrumé de sommeil. De l'autre côté de la chambre Meritxell grogna en se retournant.
-
Oui, qui c'est ?
-
C'est Juan-Pedro ! - répondit une voix gênée derrière l'huisserie.
-
Qu'est ce qu'il se passe Juan-Pedro ?
-
Le conseil commence bientôt ... je voulais m'assurer que tu n'avais pas oublié.
L'annonce fit l'effet d'une douche froide sur Cécile qui bondit hors du lit en poussant un petit cri.
Cécile arriva à la salle du conseil en même temps que le Grand-Jars qui lui lança un regard amusé.
-
Bonjour Cécile, bien dormi ?
-
Oui euh ...oui Grand-Jars. Pourquoi ?
-
Tu as mis ton bonnet à l'envers.
La jeune fille rougit et s'empressa de mettre de l'ordre dans ses cheveux avant de s'assoir à la même place que la veille. Elle ne savait pas s'il s'agissait de celle qui revenait à son père ou à son oncle mais cela n'avait pas d'importance. Elle se sentait mal à l'aise. Elle n'avait pas digéré l'accueil qui lui avait été réservé la veille lors de la céna. Non pas la franche hostilité manifestée par Javier mais le mépris qu'elle avait crû lire dans d'autres regards.
La grande salle paraissait moins éclairée que la veille. La lumière dansante de quelques flambeaux laissait une grande zone d'ombre au dessus de la table du conseil.
Juan-Antonio observait les maîtres-jars derrière ses petites lunettes rondes. Ses yeux clairs s'arrêtaient sur chacun comme s'il cherchait à sonder les tréfonds de son âme. Lorsque son regard se posa sur Cécile, celle-ci ressentit une vague bienfaisante inonder son esprit. Une petite voix lui disait « N'aie pas peur, tu es à ta place parmi nous ».
La jeune fille ferma les yeux et essaya de répondre à cette pensée amicale. Elle forma une pensée aussi claire que possible.
« Je n'ai pas peur ... »
La voix continuait, très douce.
« Alors abandonne ta colère ... tous ici te comprennent ! »
Cécile respira lentement et ferma les yeux. Elle voulait chasser les pensées noires qu'elle avait eues en entrant. Soudain elle eut la sensation d'ouvrir une porte et de rentrer dans une pièce bruyante. Elle écarquilla les yeux avec surprise, la salle était parfaitement silencieuse ! Pourtant tous les regards étaient tournés vers elle et dans sa tête se bousculaient les « bienvenue jeune fille », « bonjour Cécile », « je savais que tu y arriverais », « vous voyez que sa place est parmi nous » ... Elle poussa un petit soupir suivi d'un faible « merci ... » le silence bienveillant qui suivit fut rompu par une pensée claire et affûtée, celle du Grand-Jars: « puisque tout le monde est en mode mental, je déclare ouverte la séance du conseil »
Une image apparut au dessus de la table de pierre. Un hologramme tournait lentement sur lui même sous l'oeil médusé des participants. Le Grand-Jars souriait dans sa barbe.
Sur la gauche du Grand-Jars un vieil homme agita son abak surmontée d'une chouette en exhibant un sourire édenté.
Un long silence suivit la phrase.
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Vous pouvez constater que le crieur a utilisé le document remis aux pèlerins sur la voie sacrée. C'est une feuille pliée en quatre, en accordéon. La face supérieure porte le nom de Juan-Pablo. Les sept autres parties sont couvertes des tampons apposés chaque jour, à chaque étape.
L'image avait été grossie de façon à ce que tous puissent lire les noms des villes inscrits sur les tampons. Le Grand-Jars poursuivait ses explications.
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Chaque partie est divisée en neuf cases, 27 cases sur le recto et 36 sur le verso. La première porte le timbre de Vezelay, la dernière celle de Santiago. Le premier tampon indique la date du 25 juillet.
Quelques pensées amusées fusèrent arrachant des sourires sur les visages austères. Cécile était concentrée sur ses sensations nouvelles. Elle ne reconnaissait pas encore l'empreinte mentale de chaque participant comme si elle devait suivre une discussion en tournant le dos à ses interlocuteurs, et cette incertitude la troublait fortement.
Elle se sentait tiraillée entre deux forces antagonistes. D'un côté une partie de son esprit écoutait, enregistrait et prenait position. Mais une autre partie d'elle même observait avec détachement cette même assemblée immobile et silencieuse. Tous ces hommes qui, quelque soit leur âge, se ressemblaient tant, vêtus de façon identique ... seuls d'imperceptibles frémissements de leurs bonnets à crête témoignaient de la passion qui les animait.
La jeune fille s'attachait à suivre le fond de la discussion mais elle perdait pied petit à petit. Les maîtres s'interrogeaient sur l'importance que pouvaient avoir les dates, le trajet, le cheminement ... autant de noms, de références qui n'évoquaient rien pour elle. De nouveau son esprit vagabonda....
Le rêve de la nuit précédente revint la hanter. Que représentait ce serpent monstrueux ? Qui étaient la femme baillonnée et l'homme au bandeau ? Pourquoi ce jeu de l'oie ... le rire de l'enfant était gravé dans sa mémoire. Elle l'entendait s'égréner comme les notes d'une petite musique de chambre.
Les échanges télépathiques entre les maîtres-jars continuaient avec encore plus d'animation. La jeune fille les observait avec amusement. Certains serraient nerveusement leur abak contre leur corps tandis que d'autres plus volubiles l'agitaient dans un silence absolu.
Elle essayait de se souvenir de la soirée précédente lorsqu'ils s'étaient présentés. En face d'elle se trouvaient les maîtres des dixseptième et dixhuitième lames, ils approchaient les cent cinquante printemps à eux deux. On aurait dit deux jumeaux, le premier s'appelait Julian et le second Jérome. Elle ne se souvenait plus du pouvoir de Julian l'espagnol mais Jérome qui vivait à Arreau pouvait agir sur les connexions nerveuses, les spirales de vie que les ésotéristes s'obstinent à appeler chakras et les différents corps subtils. Le vieil homme sentit que les pensées de la jeune fille le concernaient car il leva sur elle un regard bleu presque transparent. Cécile était impressionnée et terrifiée à la fois. Depuis qu'elle avait ouvert la porte de son esprit elle ne pouvait plus la refermer et.elle était dans l'incapacité de revenir au mode purement auditif ... cette perspective l'inquiétait.
Alors que deux maîtres se chamaillaient sur l'importance relative d'un tampon apposé à Santo-Domingo-de-la-Calzada le 8 août, jour de la Saint Dominique, la jeune fille se sentit entraînée dans le monde des rêves ...
De nouveau, le serpent, la marelle, le jeu de l'oie ...
La voix avait claqué dans le silence de la pièce. Cécile se tétanisa sous l'effet de la surprise. Le Grand-Jars la regardait d'un air sévère.
Cécile se redressa légèrement paniquée et prononça d'une voix hésitante les premiers mots qui lui passèrent par l'esprit.
Le temps se figea. Plus un son, plus une pensée n'était échangée dans la grande salle sombre. Une lueur d'incompréhension brilla dans le regard du Grand-Jars.
Cécile était cramoisie, elle bafouilla mentalement.
Un rugissement s'éleva à côté de la jeune fille. José- Luis le maître guérisseur de Saint Lary se trémoussait sur son siège.
Il faisait de grands moulinets avec son abak .
-
On est là depuis le début à rechercher une signification à l'itinéraire mais nous savons tous que notre crieur, Jon, se fichait éperdument de ce soit disant pèlerinage chrétien et encore plus des saints du calendrier ! Les lieux représentés sur la règle-jakin sont incohérents, les dates sont incohérentes et pourtant il existe une logique dans tout ça.
-
Laquelle ?
-
Regardez bien toutes ces dates. Elles donnent l'impression d'avoir été placées en désordre mais elles se suivent toutes. La case 25 Juillet touche la case 26 Juillet qui touche la case 27 Juillet et ainsi de suite jusqu'à la fin...
-
Et alors ?
-
Alors, il s'agit d'un cheminement ! Ce papier est plié en accordéon avec vingt sept cases d'un côté et trente six cases sur l'autre face... cela fait 63 cases. Cette jeune fille a raison, un cheminement de 63 cases ! C'est le parcours de l'oie !
Le bonnet de Juan-Antonio s'agita avec frénésie.
-
Et le parcours de l'oie est au coeur de nos traditions.
Un grand sourire illumina le visage du Grand-Jars.
La jeune fille raconta son rêve dans un silence absolu que seul le Grand-Jars rompit.
Il caressa sa barbe et reprit sur le ton de la confidence.
L'incompréhension se lisait dans certains regards ce qui eut le don d'amuser le Grand-Jars.
-
Alors que l'homme de ton rêve symbolise le tarot qui est un jeu "sourd"....
-
Je ne comprends rien.
Le Grand-Jars l'entendit.
-
Tu as déjà vu un jeu de tarot.
-
Oui, bien sûr.
-
Tu n'as jamais remarqué que sur les représentations humaines des lames de tarot aucune oreille n'apparaît...
La jeune fille hocha la tête. Deux ou trois vieux maîtres opinèrent.
Une lueur brillait dans le regard de Juan-Antonio.
Cécile demanda timidement.
-
Comment se placent les lames ?
-
Sur les 63 cases du parcours, tu as 22 cases différentes, 8 cases « accidents » et 14 cases « oies ».... 14 + 8 = 22 , ce n'est pas un hasard. Ce sont nos 22 « lames » ! Nous allons replacer les 22 lames sur ces cases particulières dans leur ordre naturel.
Joachim ferma les yeux et sous les regards ébahis de l'assistance, l'une après l'autre, les lames se formèrent dans l'espace avant de se placer dans les cases de la règle jakin. La lame du « bateleur » sur la première case « oie » à l'emplacement numéro cinq. La « papesse » vint se positionner sur la première case « accident », à l'emplacement numéro six. Puis la lame suivante sur la case neuf et ainsi de suite jusqu'à celle du « mat » posée sur Santiago, la soixante-troisième et dernière case du jeu.
Les jars retenaient leur souffle. Ils espéraient tous qu'une évidence allait apparaître. Mais un à un les visages se refermèrent et les sourcils reprirent le froncement caractéristique de la réflexion. Le positionnement des lames sur la crédenciale n'apportait rien de plus qu'une jolie image en couleur.
Le Grand-Jars réfléchissait, dubitatif. Soudain il s'adressa à Cécile sur le mode télépathique.
-
Revenons à ton rêve. Tu disais avoir vu un enfant jouer ?
-
Oui. Il jouait aux morpions contre une silhouette noire dont je n'ai pas pu observer le visage...
Juan Antonio fronça les sourcils.
-
Aux morpions ! Qu'est ce que c'est ça ?
-
Un jeu où il faut aligner trois pions dans un carré de neuf cases.
-
C'est une marelle! ... bien sûr ! Chaque feuillet de la crédenciale est un carré de neuf cases... les carrés divisés en neuf cases sont des marelles ...or nous avons sept carrés... sept ! le nombre de la création... tout s'enchaîne.
Le Grand-Jars parlait tout seul soudain très excité. D'autres maîtres semblaient suivre le même cheminement de pensée.
Plusieurs voix s'exclamèrent ensemble « la troisième ! ».
Juan-Carlos lut les noms affichés sur la crédenciale.
Un jeune jars à l'oeil plus acéré répondit.
Cécile répondit.
Le Grand-Jars exultait visiblement ravi que l'assemblée ait déchiffré l'énigme du crieur.
Cécile sentit un long frisson parcourir son échine. Elle leva la main. A côté d'elle Javier le père de Meritxell levait son abak. Le Grand-Jars se trouva pris au dépourvu et hésita un instant en constatant que Cécile était représentée par ses deux lames. Il hocha doucement la tête en souriant dans sa barbe et prononça la formule rituelle.
****
Cécile et Javier se trouvaient avec le Grand-Jars dans le bureau de ce dernier.
Javier se racla la gorge.
-
Je les ai entendus et je les approuve.
-
Comment cela tu les approuves !
-
Oui je les approuve parce que je ne suis pas d'accord avec la tournure que prennent les événements... et je ne suis pas d'accord avec toutes les décisions qui viennent d'être prises.
Cécile retenait sa respiration. Elle sentait l'atmosphère se charger d'électricité mais le Grand- Jars réussit à surmonter sa colère et à garder son calme. Il serait avec force l'aiglon qui ornait sa cane d'if. Sa voix était devenue blanche.
Javier avait le visage fermé. Sans accorder un regard à Cécile il dit.
-
Cette française débarque au conseil sans que nous en soyons avisés, elle est intronisée contre l'avis de plusieurs autres jars, elle détient deux lames, ce qui est contraire à la tradition et elle se retrouve lancée dans la grande quête alors qu'elle est la moins expérimentée des oisons du chemin. Ça fait beaucoup trop de choses !
-
Nous n'allons pas revenir sur la désignation de Cécile au conseil. La règle jakin l'a choisie comme elle t'a choisi parce que vous êtes les élus. Ce n'est pas moi qui l'ait voulu, c'est notre Mère.
-
Nous valons ce que valent nos lames, à conditions de savoir les utiliser. Et cette oiselle ne vaut rien!
-
Et alors ! Il n'est dit nulle part que ces pouvoirs auxquels tu tiens tant, sont la clef du succès de la quête.
-
Je peux parler ?
Les deux hommes se tournèrent surpris vers Cécile.
Le Grand-Jars dissimula un sourire sous sa barbe.
-
Je t'en prie, dis ce que tu as à dire.
-
Je crois comprendre que monsieur l'espagnol - elle appuya sur le mot – n'a pas envie de faire équipe avec une faible jeune fille incompétente. Personnellement travailler avec un gros macho ne m'enchante pas non plus !
Javier , surpris, lâcha dédaigneux.
-
Vous ne savez pas ce que vous risquez en vous mêlant de cette affaire.
-
Oh si je le sais! ce sont mon père et mon oncle qui ont été torturés et assassinés... Votre réflexion est particulièrement mal venue.
Le jars ne savait quoi répondre, Cécile continuait.
-
Si je participe à cette quête, et c'est à moi de le décider, je le ferais par respect pour mon père et mon oncle. Je sais parfaitement que mes lames ne me seront pas d'une grande utilité, c'est pour cela que j'aurais voulu être aidée par d'autres maîtres jars.
Elle se tourna vers le Grand- Jars.
-
Est ce que c'est possible ?
-
Il n'y a aucune raison pour que ça ne le soit pas. A qui tu penses ?
-
A dire vrai je ne connais que Juan-Pedro en qui j'ai toute confiance ... et puis le français Jean-Jacques, qui est presque de chez moi. S'ils sont d'accord bien sûr. - elle se tourna vers Javier – et si monsieur est d'accord.
Javier Baigori fit la grimace.
Le Grand- Jars rajusta ses petites lunettes rondes sur son nez.
Le Grand-Jars avait sorti un vieux livre à la couverture de cuir fauve, sur laquelle le titre se détachait en lettres dorées: « les contes de ma mère l'Oye ».
-
C'est un exemplaire de la première édition du « livre des traditions ». Le manuscrit original fut celui écrit par le crieur en 1316. Lorsqu'il a été rédigé, l'inquisition se mettait en place et brûlait les ouvrages jugés sacrilèges,c'est à dire à peu près tout... Nous avons sauvé le « livre des traditions » en le racontant à nos enfants pendant près de trois siècles sous forme de contes.
Il marqua une longue pause. Des souvenirs de veillées devant la cheminée avec sa mère assaillirent Cécile.
-
Lorsque les persécutions dont nous étions victimes se sont calmées, les maîtres jars ont décidé de diffuser le livre.
-
Perrault était un jack ? - Demanda Cécile -
-
Non, mais nous l'avions rallié à notre cause ... sans trop lui en dire ! Son frère était architecte du roi et nos talents de bâtisseurs lui ont plus d'une fois sauvé la mise. Les contes avaient été écrits en français, il fallait les conserver dans leur pureté, pour ne pas altérer les secrets qui pouvaient y être cachés ...
Le Grand-Jars tendit le livre à Javier qui l'ouvrit avec précaution. Les feuilles de vélin, d'une superbe couleur ivoire, étaient d'une finesse et d'une souplesse extraordinaire. Le jars tourna quelques pages puis le donna à Cécile en bougonnant.
-
Je ne comprends pas le français !
-
C'est peut être pour ça que vous ne les aimez pas. - Répliqua Cécile d'un ton acide. - Ce n'est pas grave, c'est un travail d'équipe.
-
Je demanderai à ma fille de m'aider, elle a vécu pendant trois ans en France.
Il se tourna vers le Grand-Jars .
Juan Antonio leva les yeux au ciel.
Cécile montra le livre.
-
Si vous nous expliquiez ce que nous devons faire avec ça.
-
Excuse moi, j'aurais dû commencer par ça. Lors de la grande révolte,,,
-
Quelle révolte ?
-
La révolte de 1314, après l'exécution du Grand Maître des templiers, nous avons compris que nous étions les suivants sur la liste du roi de France et nous avons abandonné les chantiers ... Le Grand-Jars d'alors, sachant que nous étions à la fin d'un cycle a décidé de placer Bohor en lieu sûr. Il a codé l'emplacement sur trois tesselles de terre cuite qui furent confiés à trois maîtres. Il leur demanda de les dissimuler en des lieux secrets, à l'épreuve du temps. Lorsque les maîtres furent partis, il se sacrifia pour que son secret disparaisse avec lui.
-
Il s'est suicidé ?
-
Si l'on veut ... Il s'est retiré dans un autre plan.
-
J'ai des difficultés à comprendre.
-
En termes simples, il s'est plongé volontairement dans ce que les hommes d'aujourd'hui appellent un coma irréversible.
-
Ah ! ... et les trois maîtres ?
-
Les trois jars, chacun de leur côté, mirent en sûreté les plaques qui leur avaient été confiées quelque part sur le chemin. À leur retour ils ont rédigé trois contes incorporés au « livre des traditions ». Lorsqu'ils eurent terminé leur ouvrage ils burent un élixir d'oubli s'enfermèrent chez eux jusqu'à leur mort.
Cécile ouvrait des yeux effarés. Le Grand-Jars continuait.
La jeune française tournait les pages avec précaution, émerveillée par certaines enluminures d'une fraîcheur déconcertante.
-
Pourquoi avoir dit que nous devrions être à l'écoute de la loge mère.
-
En vieux français l'oie se disait autrefois l'oge ou l'oga. Quand tu comprends que « la mère l'oie », ce n'est pas « l'amère loi » mais la « mère l'oge » ou plus exactement « la loge mère » tu as un bon aperçu de ce qu'est la « langue des oisons ».
Cécile hochait la tête en écarquillant les yeux. Elle reprit ses esprits et demanda.
-
Il y a dix contes , quels sont les bons ?
-
Je n'en sait rien – concéda le Grand Jars – mais cela doit avoir un rapport avec vos lames.
-
Avec les pouvoirs des lames ?
-
Pas forcement. N'oublie pas ton rêve... Le tarot est le complément du « livre des traditions », comme il était le complément du jeu de l'oie. Les uns ne vont pas sans les autres.
-
Est ce que vous pouvez m'en dire plus sur ces jeux Grand-Jars ?
Le vieil homme lissa sa barbe et vint s’asseoir en face de Cécile. Il fit un signe à Javier qui vint les rejoindre.
-
Ça va être un peu long mais je crois que c'est nécessaire.