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Le réveil de la vouivre
19 février 2021

chapitre 18

L'adjudant Guilbert se présenta au secrétariat de l'université d'histoire de Bordeaux-3. Une jeune secrétaire s'approcha, impressionnée par l'uniforme.

  • Vous cherchez quelque chose monsieur ?

  • Oui, je cherche le bureau du professeur Cillero. J'ai rendez-vous avec elle.

  • Attendez je vais voir. Elle doit se trouver dans la salle des professeurs.

La secrétaire revint presque immédiatement.

  • Madame Cillero vous attends salle 211, deuxième porte à gauche en sortant..

 

Un charmante dame brune d'une quarantaine d'années l'attendait.

  • Madame Cillero ? - Elle lui tendit la main.- Je suis l'adjudant Guilbert.

  • Bonjour monsieur que puis je pour vous ? Je ne vous cache pas que j'ai été surprise de votre coup de fil hier... C'est au sujet des cagots d'après ce que j'ai compris.

  • Exactement. Nous sommes confrontés à une affaire étrange.

En quelques mots l'adjudant fit un résumé de la situation. La professeur l'écoutait. Lorsqu'il évoqua les tortures et les pieds percés elle frémit écœurée.

  • De nos jours ! - murmura t'elle – quelle barbarie.

  • Nous ne disposons d'aucun élément sur les cagots. Pour tout dire, nous ignorions jusqu'à leur existence et nous aurions besoin de vos lumières.

La professeur proposa une chaise au gendarme. En parlant elle jouait avec son stylo qu'elle faisait tourner entre ses doigts comme une étudiante.

  • Nous ne savons pas grand chose sur les cagots, quelques bribes d'histoire par ci par là. Dans de vieux textes, sous diverses appellations.

Le gendarme notait les propos sur un carnet, il releva la tête.

  • Quels sont les autres noms sous lesquels ils sont connus ?

  • C'est très varié. On trouve les noms de « crestias », « crétins », « capots », « cagots », « agots » ou « gézites » et des déformations locales de ces différentes dénominations.

  • D'où viennent ils ?

La professeur eut un geste d'ignorance.

  • On ne sait pas. Certains parlent de marginaux qui vivaient dans les bois à l'écart des villages, d'autres des descendants de wisigoths ou de vikings, d'autres enfin de maures vaincus par les armées de Charlemagne ... Ils étaient accusés de véhiculer la lèpre ce qui explique le mot de « gézites » emprunté à un épisode de la bible. Les mots de « crestias » ou « cagots » ont des étymologies plus ou moins fantaisistes qui varient en fonction de la thèse que l'on veut promouvoir. Une théorie les présentent comme les descendants de lépreux.

  • Pourquoi ?

  • Cette maladie était fréquente à l'époque des croisades. Les lépreux étaient tenus à l'écart de la population à l'extérieur des villages.

  • On connaît les cagots depuis quelle époque ?

  • Ils apparaissent dans les premiers textes au début du 11ème siècle.

Chaussant ses lunettes elle compulsa un petit carnet.

  • Un cartulaire de Lucq de Béarn mentionne les « chrestiàas » en l'an 1000 exactement. Un siècle et demi plus tard les fors de Navarre, sortes de chartes locales, confondent les mots « lépreux » et « gaffots » mais c'est en 1291 que le concile de Nogaret officialise le mot et impose le port d'une marque rouge sur la poitrine. La fameuse patte d'oie.

  • Une marque visible cousue sur le vêtement ! C'est l'ancêtre de l'étoile jaune !

  • Exactement ! Et la suite de leur histoire ne fut que brimades et vexations. Un peu plus tard, Philippe le Long, le fils de Philippe le Bel, à l'exemple de ce que son père avait fait avec les juifs, ordonna l'extermination des lépreux et la confiscation de leurs biens. Les cagots ne durent leur survie qu'à la protection des seigneurs locaux qui avaient besoin de leur savoir-faire dans le domaine du bâtiment.

  • Pourquoi ces gens là ont ils justement choisis les métiers du bâtiment ?

  • Parce que le bois et la pierre étaient réputés ne pas transmettre la lèpre.

  • Cette marginalisation va continuer longtemps ?

  • Au 15 et 16ème siècles, plus rien ne leur est épargné. Ils vivent à l'extérieur des villes, sont parqués dans les églises et enterrés hors des cimetières. Tenez j'ai là une liste des interdits auxquels ils étaient soumis à la fin du 15ème siècle dans la région de Moumour dans le Gers.

La professeur Cillero tendit un bristol , l'adjudant la lut puis s'arrêta songeur.

  • Ça ressemble à une liste à la Prévert ... Pourquoi cette interdiction d'aller pieds nus ?

  • Sans doute pour ne pas transmettre la lèpre. Toute infraction pouvait être punie du percement des pieds par un fer porté au rouge. Ces menaces n'étaient pas des menaces en l'air puisqu'au 17ème siècle un cagot de Moumours a eu les pieds percés pour avoir voulu cultiver un lopin de terre. En d'autres lieux ils avaient d'autres interdictions comme celle de se rendre dans la montagne.

  • Dans les Pyrénées ! C'est ahurissant ... Cette mise au ban de la société a duré jusqu'à quelle époque?

  • Pour faire simple je dirais la guerre 14-18. Il y a eu des soubresauts au 18ème et à la révolution. Mais c'est la grande guerre qui a définitivement racheté les cagots aux yeux des français. Et encore !

  • Vous faites bien de dire « et encore » parce que j'ai vu des gens lors de l'enquête qui considéraient leurs descendants avec un mépris manifeste.

La professeur refermait son carnet.

  • Ça ne m'étonne pas, les préjugés ont la vie longue à la campagne.

  • De toutes les théories que vous connaissez, laquelle vous semble la plus crédible ?

La professeur réfléchit un instant les yeux dans le vague.

  • À vrai dire aucune ... Il n'y a aucune raison pour qu'un soldat de retour des croisades avec la lèpre devienne charpentier. Il n'y en a pas plus pour que des wisigoths ou des vikings qui n'ont jamais rien construit là où ils vivaient se découvrent des talents de bâtisseurs.

  • Vous semblez attacher de l'importance à cette particularité.

  • Laquelle ?

  • Au fait qu'ils soient des bâtisseurs.

Elle retira ses lunettes, les posa sur la table et recula sa chaise.

  • Le moyen âge est mal connu des français. Il faut imaginer que le pays fut à cette époque un immense chantier de construction et qu'en deux siècles il y eut plus de pierres taillées et assemblées qu'en 4000 ans d'histoire égyptienne. Le moyen âge est un véritable « âge de la pierre » dans le sens le plus noble du terme ... et les cagots sont liés à cette histoire d'une façon que nous ignorons.

  • Vous n'avez pas répondu à ma question professeur.

  • C'est exact ! Disons que je pencherais pour des autochtones pyrénéens appartenant aux confréries de bâtisseurs et liés d'une façon ou d'une autre aux Templiers ....

  • Qu'est ce qui vous fait dire ça ?

  • La patte d'oie ! c'est l'un des nombreux signes liés aux guildes de bâtisseurs d'avant le 13ème siècle. On la trouve sur des monuments bien antérieurs. Or au tout début du 14 ème siècle, tout de suite après l'exécution des dignitaires du Temple ce signe cesse d'apparaître. A partir de cette date la « patte d'oie » devient une marque de rejet liée aux seuls cagots.

  • Pourquoi ? Est ce qu'on a une explication ou est ce une pure coïncidence ?

  • On ne le sait pas, je ne crois pas aux coïncidences .... pas sur les centaines de chantiers qui étaient en cours et qui se sont arrêtés du jour au lendemain. Il s'est passé quelque chose que nous ignorons entre 1300 et 1320. Quelque chose qui a changé la face de l'histoire de France et de l'Europe entière....

 

 

 

Rappel (extrait) au chrestian Raymond et à sa famille des contraintes pesant sur eux en vertu de l'ancienne coutume (Extraits des Archives départementales des P-O, E1768, folio 228 V°)

 

  • Il est défendu aux cagots d'élever du bétail ou d'être laboureurs. Ils peuvent selon l'usage n'être que charpentiers;

  • il leur est défendu de se promener déchaussés au milieu des gens de la ville;

  • ils ne peuvent entrer au moulin pour moudre le blé, mais doivent déposer le sac devant la porte;

  • ils peuvent demander l'aumône et faire la quête accoutumée de maison en maison, vu leur état de cagoterie;

  • quand ils vont travailler à la ville, ils emporteront leur tasse, afin de ne contaminer personne et n'entreront boire en aucun lieu de la ville;

  • ils sont tenus de travailler pour les habitants de Moumour avant les autres, et à un prix raisonnable;

  • ils ne peuvent laver aux fontaines publiques ni autres lavoirs;

  • ils ne peuvent aller danser avec les habitants de la ville.

     

    Signé en 1471 par le baile de Moumour en Béarn

     

 

 

 

 

****

 

 

 

Graziela, la cartomancienne, poussa lentement le portillon rouillé. Un grincement lugubre comme une plainte d'enfant retentit dans la ruelle vide. La gitane referma avec soin la barrière et s'avança au milieu des herbes folles et des buissons de ronces. Le terrain semblait à l'abandon mais des herbes couchées traçaient un sentier vers l'inextricable forêt vierge qui occupait l'espace à quelques mètres de là.

Derrière un écran de figuiers et d'arbustes touffus, une clairière plantée d'orangers, de citroniers et de mille fleurs plus parfumées les unes que les autres s'offrait à la vue de celui qui s'aventurait en ce lieu. Le spectacle était étonnant en ce début d'automne alors que les trottoirs de la ville, jonchés de feuilles mortes respiraient une infinie mélancolie. C'était un jardin hors du temps, une portion de printemps au milieu de l'automne, une bulle d'ailleurs ....

Sur la branche la plus basse d'un figuier une fée était assise en grande discussion avec deux nains. Les trois petits êtres vêtus de couleurs chatoyantes babillaient comme des nourrissons. La fée agitait ses ailes diaphanes en faisant des grands gestes avec les mains. Quans son regard rencontra celui de Graziela elle se tut brusquement. Les deux nains tournèrent leurs longs nez vers la gitane qui leur sourit d'un sourire las. Tandis qu'elle avançait, les petits êtres se taisaient, comme des enfants dans une cour de récréation à l'approche du maître d'école.

 

Au milieu de la clairière une roulotte de bois était posée sur des moellons mal équarris. Un perron protégeait les quelques marches qui donnaient accès à l'intérieur. L'ensemble était peint de couleurs vives, rouge, jaune, vert qui s'harmonisaient avec l'ambiance champêtre de la clairière. Des rideaux de crotone blanc occultaient les fenêtres.

La porte n'était pas vérouillée ....

 

L'intérieur de la roulotte était à l'image de l'extérieur, une bonbonière colorée dans laquelle se pressaient des meubles de bois peint, des tapis, des coussins et des tables basses couvertes de bibelots anciens. Les objets étaient simples, sans fioriture, pourtant il flottait dans la pièce une atmosphère orientale. Peut être était ce une harmonie de couleur ou un entrelacs aux courbes inhabituelles...

Graziela alluma des batonnets d'encens qu'elle disposa dans trois coupes pleines de sable noir. Puis elle se dirigea vers un minuscule secrétaire rouge et or, dont elle ouvrit précautionneusement les deux portes en tirant sur des poignées d'ivoire.

Une statuette d'environ trente centimètres recouverte d'un tulle sombre occupait la partie centrale du meuble. Elle la retira avec un soin infini comme s'il s'agissait d'un enfant et la posa sur la table basse au milieu de la pièce. Elle disposa l'encens en triangle autour de la statue qu'elle découvrit avec précaution, dévoilant une vierge noire avec un enfant dans les bras. La statuette sculptée dans un bois foncé paraissait très ancienne, les plis de sa robe et les traits de son visage évoquaient les sculptures antiques. Il s'agissait plus d'une Isis sombre que d'une vierge chrétienne....

 

Graziela se mit à genoux face à la madone et ferma les yeux, laissant les vapeurs parfumées envahir ses poumons et son esprit. La bohémienne médita ainsi plus d'une heure. Les bâtons d'encens avaient cessé de se consummer depuis longtemps quand elle tendit les bras et saisit la sculpture par le socle.

Une très légère chaleur émanait de la vierge sombre dont les yeux de pierre noire scintillaient dans la semi obscurité. Puis la chaleur remonta le long des bras de Graziela et gagna tout son corps.

Bientôt les deux femmes furent enfermées dans un même hallo doré.

Les traits de la gitane se détendirent et, les yeux toujours clos, elle prononça quelques mots dans une langue oubliée des hommes.

  • Qu'il en soit ainsi, puisque l'heure est venue.

     

 

****

 

 

  • Allo, Adjudant Guibert ?

  • Oui madame à qui ai je l'honneur ?

Le gendarme avait décroché le combiné poussiéreux posé sur le bord d'un bureau passablement en désordre. Une voix féminine répondit.

  • Le professeur Cillero. Le professeur que vous avez rencontré à Talence. Vous vous souvenez ?

En réponse à sa question la professeur entendit un éclat de rire.

  • Je suis gendarme madame mais tout de même ! Qu'est ce qui me vaut le plaisir de vous entendre. ?

  • Quand vous m'avez quittée, je me suis replongée dans mes notes et je suis tombée sur un document que j'avais photocopié il y a quelques années déjà. Il me paraît important parce qu'il aborde le problème de la répartition des cagots au niveau géographique.

L'adjudant s'était emparé d'un bloc de feuilles et d'un stylo.

  • Est ce que vous pouvez m'en dire davantage au téléphone ?

  • Tout à fait ! Si vous voulez je peux également vous l'envoyer sous forme de fichier, si vous me laissez votre adresse mail.

  • Avec plaisir. Mais si vous pouviez m'éclairer en quelques mots maintenant.

  • Voilà, toutes les cartes de répartition que nous étudions sont centrées sur l'Aquitaine. Mais c'est ignorer totalement la présence des cagots sur le versant espagnol des Pyrénées. Vous me suivez ?

  • Tout à fait professeur.

  • Or sur le versant espagnol, ils étaient connus sous le noms de « malditos » ou « agotes » et on les rencontrait, comme le montrent les archives de l'inquisition, pratiquement jusqu'en Galice. C'est à dire sur une aire de répartition bien plus vaste que du côté français.

  • C'est intéressant effectivement ...

Le gendarme réfléchissait. La professeur Cillero poursuivait son idée.

  • J'ai pensé, même si cela dépasse mon niveau de compétence, que si votre meurtre avait une connotation satanique ou sectaire, il serait peut être judicieux de voir si du côté espagnol il ne se passait pas également des choses étranges.

  • Vous avez parfaitement raison ... si vous vous ennuyez sur le campus on est prêt à vous trouver du travail ici !

 

Cartulaire de l'abbaye de Lucq-de-Béarn, copie de 1626

Bibliothèque nationale, collection Baluze, n°74, folio 59

 

Temporibus Lupi Aneri vice comitis Oloronensis fuit quidam miles Garsias Galinus nomine qui dedit Sancto Vincentio terram quam possidebat, id est duas villas, una qua appellatur berdez, altra quo vocatur Aoss cum uxore sua et filio suo sanctio Galino et filia sua benedicta nomine, qui ob remedio animarum suarum obtulerunt se domino et Sto Vincentio cum omni honore suo et omnibus appendiciis suis et postea perpetualiter confirmaverunt. Postea, ipsa benedicta volens accipere maritum in Prexao, cum consensu abbatis et seniorum Sti Vincientii, dedit unam nassam in Prexao et unum Christianum qui vocatur Auriolus donatus.

 

Traduction : du temps de Loup Aner, viconte d'Oloron, était un certain chevalier, du nom de Garsias Galin, qui donna à Saint-Vincent la terre qu'il possédait, c'est à dire deux fermes, l'une qui s'appelle Berdez et l'autre Aoss. Ce dont fut fait aussi par sa femme, par son fils Sanche Galin et sa fille Bénédicte. Pour le salut de leurs âmes, ils s'offrirent au Seigneur et à Saint Vincent, avec tous leurs biens et toutes leurs dépendances, et par la suite ils confirmèrent leur don à perpétuité. Ensuite, la même Bénédicte voulant se marier à Préchac, avec le consentement de l'abbé et des anciens de Saint Vincent, donna une nasse à Préchac et un « crestian » appelé Auriol Donat.

texte daté de l'an mil environ

 

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